Le Délit (L.D.): Quelles différences avez-vous ressenties entre votre vie de musicien ici, à Montréal, ces vingt-cinq dernières années et celle que vous avez dû laisser de côté en Russie ?
Yuli Turovsky (Y.V.): Je ne crois pas avoir ressenti une grande différence. Les musiciens font le même travail où qu’ils soient. Bien sûr, la vie qu’on a influence d’une manière ou d’une autre notre style de performance. Un style qui, dans mon cas, pourrait s’appeler « russe ». Ce que je veux dire, c’est que quand toutes les formes directes d’expression sont bannies ou se retrouvent sous le contrôle sévère de l’État, en l’occurrence du Parti communiste, alors la musique devient une ressource intellectuelle à travers laquelle on peut exprimer ses sentiments en oubliant les tourments de la persécution. Cela peut aboutir à des performances d’une grande intensité, mais pas nécessairement avec l’approbation des autorités.…
L.D.: Pourquoi avoir quitté la Russie ?
Y.T : En fait, je n’ai jamais vraiment quitté la Russie, j’ai quitté l’Union soviétique. La Russie est encore avec moi, mais l’Union soviétique est derrière moi à jamais. En somme : l’absence de libertés, une mentalité esclavagiste imposée à tout le pays, un sentiment d’humiliation constante. Et ce ne sont là que quelques détails…
Il y a une blague populaire qui, je suis sûr, pourra traduire ce sentiment : « On voulait faire mieux, mais on a fini comme toujours ». Cela explique aussi pourquoi je n’y suis jamais retourné… L’équivalent serait, je crois : « Plus ça change, plus c’est pareil ». En fait, cela ne me dérange pas de retourner làbas pour des concerts, mais cela ne va pas plus loin. Il est triste d’entendre que maintenant la situation n’a pas vraiment changé. Les gens veulent de l’argent et ne pensent plus à ce qu’il y a de vraiment important dans la vie. Les dirigeants sont de la même espèce soviétique…
L.D.: Et le fait d’être de confession juive ?
Y. T.: J’ai été relativement chanceux de ce point de vue. Je n’ai pas subi de grandes persécutions. Mais je savais que c’était quelque chose que je ne pouvais pas dire tout haut, que je devais faire des choses plusieurs fois et mieux que les autres, que la forme de mon nez serait sujette à des commentaires désagréables lorsque je marchais dans la rue… Depuis l’enfance, on savait qu’il y avait ce quelque chose en nous qui était perçu comme honteux et qu’on devait garder secret le plus possible.
L.D.: Quelle est votre expérience la plus mémorable en URSS ?
Y.T.: Quand mon père a été arrêté, puis emprisonné, j’ai été autorisé à le visiter dans sa prison, en présence de l’investigateur militaire. J’ai rencontré ce dernier à l’extérieur, il a tendu sa main vers moi et j’ai décidé, malgré ma répulsion, que je devais tendre la mienne pour une poignée de mains. Mais sans la toucher, il m’a dit : « Passeport ! » Je me sens encore coupable aujourd’hui.
Quand je suis revenu chercher mon père dans ce lieu lointain, après son temps dans le camp de concentration, une fois toutes les formalités administratives complétées, il était trop tard pour prendre un bateau ou un train pour partir. Alors, le commandant, qui avait un grand respect pour mon père, même quand il était prisonnier, nous a offert de rester dormir chez lui et célébrer la « liberté ». Pendant cette célébration, il m’a pratiquement forcé à prendre un shot de vodka. C’était la première fois de ma vie, et la dernière, si bien entendu je me souviens de tout…
L.D.: Que pensez-vous de la Russie contemporaine ?
Y.T.: Il semble que la nostalgie de « l’ordre » conduit le pays loin de la démocratie et plus proche des vieilles habitudes de l’Union soviétique. Je pense qu’il y a une jeunesse florissante en Russie, qui pense beaucoup à l’éducation et s’y donne véritablement, presque jusqu’à montrer l’exemple à la jeunesse occidentale. Cela me rend optimiste.