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Bouteille d’eau incognito

Par un survol de l’industrie de l’eau embouteillée, Julie Rousseau se penche sur les enjeux géopolitiques reliés à la gestion de l’eau au Québec, une situation qui risque de faire des vagues.

SOURCES

L’eau embouteillée au Canada provient habituellement de l’Ontario, du Québec ou de la Colombie-Britannique. On trouve une trentaine de points de prélèvement au Québec. Environ 20 p. cent de l’eau embouteillée offerte sur le marché québécois est importée, majoritairement de France et d’Italie.

Ce ne sont pas toutes les eaux embouteillées qui proviennent de sources naturelles. L’eau traitée, qui représente environ un quart du marché, est puisée à même les réseaux d’aqueducs. Le traitement que subit cette eau consiste habituellement en une filtration et une modification de la quantité de sels minéraux qu’elle contient. Elle est ensuite mise en bouteille et distribuée pour la vente. Plusieurs eaux de source sont purifiées par ozonation, un procédé qui consiste à injecter de l’ozone dans l’eau pour détruire les bactéries et les micro-organismes. L’ozonation n’est pas considérée comme un traitement, puisque l’ozone injecté se transforme en oxygène une fois dans l’eau. L’eau de source ozonée n’est donc pas considérée comme de l’eau traitée. 

EMBOUTEILLAGE

Pour l’embouteillage, la plupart des compagnies utilisent des bouteilles de plastique, en majorité du polyéthylène téréphthalate (PET). Le recyclage de ce type de plastique est moins énergivore que le recyclage du verre ou de l’aluminium. Chaque année, environ 1,5 million de tonnes de plastique sont utilisées mondialement pour produire des bouteilles d’eau.

Le gouvernement du Québec évalue à 3,5 milliards de mètres cube la quantité d’eau captée chaque année au Québec pour usages résidentiel, agricole, industriel et pour l’embouteillage. L’imposition d’une redevance sur l’eau utilisée à des fins autres que la consommation résidentielle pourrait assurer des revenus annuels de plus de 11 millions de dollars à l’État, une somme que le gouvernement libéral prévoit affecter au Fonds des générations. Ce fond, qui vise à réduire le fardeau de la dette pour les générations futures, reçoit déjà les redevances sur les droits hydrauliques des rivières québécoises associées à la production hydroélectrique. 

Le projet de redevance sur l’eau captée, bien que faisant partie de la Politique nationale de l’eau adoptée en 2003, est encore sur les tables de travail du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs. Il devrait entrer en vigueur aussitôt qu’on aura déterminé le niveau de taxation et les modalités de prélèvement. Si les procédures administratives semblent s’étirer, il faut se rappeler que les dernières années n’ont pas été de tout repos au ministère : il a dû composer avec les dossiers controversés ou très médiatisés des émissions de gaz à effet de serre, du parc du Mont-Orford et de l’explosion des cyanobactéries au Québec l’été dernier (les fameuses algues bleues). 

CONSOMMATION

La raison la plus souvent invoquée pour justifier la consommation d’eau embouteillée plutôt que celle du robinet est son goût. Un sondage effectué dans la région de Québec en 1999 souligne qu’environ 50 p. cent des gens ne sont pas satisfaits de la qualité (évaluée selon le goût, l’odeur et la limpidité) de l’eau de leur robinet. L’eau embouteillée a aussi la réputation d’être plus pure que celle du robinet. Pourtant, les normes de qualité de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) concernant l’eau potable s’appliquent aux deux produits. L’ACIA teste annuellement environ 150 échantillons d’eau embouteillée pour en assurer la qualité et la salubrité, mais ce sont les embouteilleurs qui sont responsables de la vérification des sources. 

Les contenants réutilisables de 18 litres –les bidons bleus des fontaines réfrigérantes– représentent plus de la moitié des ventes d’eau embouteillée au Canada, alors qu’en Europe, ce sont les petits formats qui ont la plus grande part du marché. Les exportations canadiennes d’eau, surtout vers les États-Unis, n’ont cessé d’augmenter depuis le début des années 1990. Mondialement, la demande pour l’eau embouteillée s’est accrue d’environ 7 p. cent par an au cours des trente dernières années. Les Européens consomment annuellement 22,7 milliards de litres d’eau embouteillée, alors que le jeune marché américain représente 11 milliards de litres. 

COÛTS

Depuis 1994, une compagnie désireuse d’exploiter une source d’eau pour l’embouteillage doit obtenir un certificat de captage. Pour ce faire, elle doit effectuer une étude d’impacts environnementaux et hydrogéologiques assurant que ses activités ne réduiront pas les ressources disponibles pour d’autres activités et se feront dans le respect des écosystèmes. Une fois le certificat obtenu, il n’y a pas de limite quant à la quantité d’eau qu’une entreprise peut prélever. L’embouteillage représente actuellement moins de 1 p. cent de l’eau captée au Québec, alors que l’industrie et l’irrigation drainent la majorité de la ressource.

L’eau de source ne subissant aucune transformation, les coûts de production reliés à l’embouteillage sont minimes. La bouteille vaut plus cher que l’eau qu’elle contient et l’usine d’embouteillage, plus que la source près de laquelle elle est située. Le prix de l’eau embouteillée découle surtout des coûts de transport, de publicité et de commercialisation. 

Dans la plupart des pays industrialisés, l’eau embouteillée coûte 1000 fois plus cher que l’eau du robinet. En 2001, la Ville de Montréal dépensait quatre centièmes de sou pour chaque litre d’eau potable distribué sur son territoire. En épicerie, un litre d’eau de source se vend environ 0,79$. Avec la même somme d’argent, la ville peut traiter, distribuer et récupérer dans son réseau d’aqueduc environ 2000 litres d’eau.

En novembre dernier, le conseiller municipal Bill Saundercook proposait à la Ville de Toronto d’établir une taxe de vente sur l’eau embouteillée. Une mesure semblable existe déjà à Chicago et le conseiller y voyait une façon de défrayer les coûts liés au service de recyclage de la ville. Le projet prévoyait une surcharge de cinq cents pour l’eau embouteillée en Ontario et de dix cents pour l’eau provenant de l’extérieur de la province. 

La légalité d’une telle mesure et les difficultés liées à son implantation ont dès le départ été questionnées. Le Conseil canadien du commerce de détail a même qualifié la mesure d’«infaisable ». Définissant l’eau embouteillée comme un « produit alimentaire de base », l’Association canadienne des eaux embouteillées (ACEE) s’est vigoureusement opposée au projet de taxation en défendant l’accès des consommateurs à ce « breuvage bon pour la santé ». Devant le tollé et les difficultés que représentait une telle mesure, la Ville de Toronto a rapidement abandonné le projet. 

PRODUIT OU RESSOURCE ? 

La question de l’eau préoccupe de plus en plus les gouvernements, les entreprises et la population. En 1999, le gouvernement québécois mettait sur pied une Commission sur la gestion de l’eau, chargée d’évaluer la situation et de recommander un plan d’action pour assurer la pérennité de la ressource. Dans le cadre de cette commission, l’Association des biologistes du Québec (ABQ) a remis un rapport au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), dans lequel elle demandait au gouvernement de privilégier l’utilisation des sources d’eau potable pour l’alimentation des réseaux de distribution à la population, défendant une vision de l’eau comme ressource communautaire avant d’être un bien commercial exportable. L’ABQ appuyait cependant l’utilisation commerciale des nappes phréatiques, dans la mesure où celle-ci ne brimait pas l’utilisation communautaire. Elle invitait également à la prudence dans le prélèvement de l’eau souterraine, où les risques de surexploitation sont élevés, et proposait l’instauration d’un système de redevances sur le captage pour fins commerciales ou industrielles.

Le dépôt du rapport du BAPE a mené le gouvernement du Québec à l’adoption de la Politique nationale de l’eau, en 2003. Le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs y reconnaît l’eau comme étant un « patrimoine collectif des Québécois » et prévoit la mise sur pied d’une redevance sur l’eau captée par les grands utilisateurs. Loin d’être opposée à la mesure, l’Association des embouteilleurs d’eau du Québec revendique plutôt l’équité dans son application. Selon elle, cette approche utilisateur-payeur devrait s’appliquer à tous les consommateurs non résidentiels, le secteur industriel accaparant une proportion beaucoup plus substantielle des réserves d’eau québécoise que les embouteilleurs. 

Épancher la soif des autres

Pour être considérée comme un bien de consommation commercialisable au sein de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALÉNA), une ressource naturelle doit avoir subi une transformation. Si les sources d’eau douce ne satisfont pas à ce critère, le produit fini –déminéralisé, ozoné, gazéifié ou simplement mis en bouteille– peut-il être considéré comme « transformé » ? L’eau n’a aucun statut particulier dans l’ALÉNA, une lacune qui permet de la considérer comme un service ou un bien commercial. Cette définition floue ouvre la porte à l’exportation massive, le détournement de rivières pour l’irrigation, par exemple.

Toutes les provinces canadiennes, à l’exception du Nouveau-Brunswick, interdisent la vente d’eau en vrac à l’extérieur du pays. Cependant, il n’existe pas de législation internationale s’opposant à son transfert commercial, à petite ou à grande échelle. Même s’il n’y a actuellement aucun projet d’exportation massive d’eau du Canada vers les États-Unis, cette possibilité demeure envisageable dans le cadre de l’ALÉNA. Rappelons également que le Mexique ne nage pas dans les surplus d’eau douce…

Sur le plan international, le brouillard s’amplifie. La Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisateurs de cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation a proposé, en 1997, un traité visant une utilisation équitable et raisonnable de la ressource. Le traité devait être signé par 35 pays pour entrer en vigueur. Six ans plus tard, on est toujours loin du compte ; seulement douze pays ont ratifié l’entente. L’immobilisme semble être une stratégie à la mode dans la gestion des ressources d’eau douce. Personne ne veut se mouiller.

Le territoire québécois renferme 3 p. cent des réserves mondiales d’eau douce et la répartition inégale des ressources hydriques au niveau mondial est flagrante. Actuellement, 26 pays ne parviennent pas à répondre aux besoins en eau de leur population, un nombre qui devrait doubler d’ici 2050. Un « stress hydrique » important, qui souligne l’importance de définir clairement le statut de l’eau et sa valeur stratégique. Les enjeux géopolitiques liés à la gestion de l’eau douce risquent de prendre de l’ampleur au cours des prochaines années. 

Daniel Colpron, président de l’Association des embouteilleurs d’eau du Québec, souligne l’énorme potentiel de développement économique de cette ressource. Rappelant que l’eau de surface circule inévitablement vers la mer, il invite les Québécois à ne pas « se contenter de la regarder passer ».


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