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Pour la gloire de l’autre

On dit de la peur qu’elle est bonne conseillère ; le magazine Esse la révèle aussi excellente muse.

Les auteurs du magazine d’art contemporain Esse Arts + Opinion concluent leur exploration du sentiment de la peur en tant que vecteur de création avec une seconde parution sur le sujet. Plus précisément, le magazine s’intéresse à la peur de « l’Autre », avec toutes les connotations qu’on lui connaît dans les dernières années, du terrorisme au multiculturalisme.

Si les créateurs d’Esse n’ont pas perdu la main en ce qui concerne l’aspect esthétique de leur magazine, avec un sens du style exquis et des photographies judicieusement choisies, leur virage vers le bilinguisme reste un brin discordant, d’autant plus que les textes n’étant pas reliés au sujet principal demeurent unilingues. Traduction oblige, les articles ont diminué de volume. Mais le contenu n’en demeure pas moins pertinent.

Les deux premiers articles, de Caterina Albano et d’André-Louis Paré, célèbrent la capacité de l’art d’évoquer des sentiments authentiques d’insécurité à partir de constructions factices. En dupliquant ou en disloquant l’apparence du quotidien, des artistes comme Gregor Schneider et Marko Mäetamm construisent des scènes résolument inquiétantes. De l’autre côté, les créations de Sébastien Cliche, un artiste québécois ayant plusieurs créations virtuelles à son actif (aplacewhereyoufeelsafe​.com), semblent indiquer le lien immuable entre la peur du gouffre de la mort et l’impression d’être vivant.

Le reste de la parution, sujet oblige, prend un virage résolument politique. Le texte de Lanfranco Aceti commence sur une note cabotine, irrévérencieuse, pour se transformer en un pamphlet contre le multiculturalisme mollasson, qui selon l’auteur s’introduit insidieusement dans la liberté d’expression artistique comme mécanisme d’autocensure.

Aceti conclut sur un appel à l’établissement et au maintien « d’espaces d’engagement» ; cette invocation trouve écho dans les articles d’Alfredo Cramerotti et de Chantal Tourigny Paris. Ceux-ci s’éloignent de la pratique artistique reçue pour explorer les interactions entre les médias de masse et l’art contemporain. Le premier décrit comment l’œuvre Comrade Alfredo Neri détourne le format du documentaire pour sensibiliser le public aux liens tissés entre la communauté skinhead et la survie des partis de droite sur le vieux continent. Le second se consacre à des productions plus satiriques, y compris les célèbres interventions du collectif The Yes Men. Ce dernier s’infiltre dans des conférences de multinationales et tourne en absurde le traitement inhumain infligé aux travailleurs. Dans l’exemple cité, il suggère aux pétrolières de transformer leurs employés décédés en « vivoleum»… c’est-à-dire en cire à chandelles.

Finalement, trois articles s’aventurant hors du sujet principal se lisent pratiquement comme un carnet de voyage. De grandes réunions sur l’art actuel avaient lieu durant l’été 2007, avec la Documenta 12 de Kassel, la Biennale de Venise et le Skulptur Projekte de Münster. À chaque occasion, il semble que les organisateurs aient voulu confondre les visiteurs. Mélange d’œuvres provenant de diverses époques, installations labyrinthiques, camouflage des créations dans l’espace public, tout est permis pour faire douter le spectateur. Après tout, peut-être que le meilleur remède à la peur de l’Autre est de cultiver le doute et le scepticisme, tous dogmes confondus.


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