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Qui règne sur le Nord canadien ?

Avec la fonte de la banquise entre les îles du Nord canadien, le mythique passage du Nord-Ouest pourrait bien devenir une nouvelle route maritime. Julie Rousseau explore la souveraineté canadienne dans l’Arctique, d’un océan à l’autre.

Tous les chemins mènent à Rome

L’Amérique était autrefois l’obstacle à franchir pour arriver en Asie. La quête modifiée de Christophe Colomb n’a pas empêché les explorateurs ‑et les royautés qui les finançaient- de chercher un passage maritime entre l’Europe et l’Orient. En 1845, la couronne britannique finance l’expédition de sir John Franklin dans l’Arctique, avec pour but de trouver un passage entre l’Atlantique et le Pacifique par le nord du Canada. Mais les deux navires de Franklin, judicieusement baptisés l’Erebus et le Terror, et les 132 membres de l’équipage disparaissent quelque part au large de la baie de Melville. Pendant plus de vingt ans, sous l’insistance de la femme de Franklin, de nombreuses missions de recherche sont entreprises, sans succès.

Lasse d’investir dans l’exploration de cette région hostile, l’Angleterre ne se fait pas prier pour céder les îles arctiques au jeune Canada, en 1880. Il faudra attendre encore un quart de siècle avant que celui-ci décide de porter son regard au nord du 60e parallèle. Et cela se fera en réaction à l’accomplissement de l’explorateur norvégien Roald Amundsen qui, en 1906, après trois ans d’exploration dans le labyrinthe formé par les îles et la banquise, franchit pour la première fois le passage du Nord-Ouest.

Le mythe est créé. Une route par le nord, qui relie l’Atlantique au Pacifique, existe. Le Canada, qui s’était jusqu’alors peu intéressé à cette partie de son territoire, ressent le besoin d’affirmer son contrôle sur l’Arctique. Dès 1906, le gouvernement canadien envoie le capitaine Joseph-Elzéar Bernier en mission de souveraineté. À cette époque, de nombreux baleiniers européens et américains parcourent sans permission les îles de l’archipel arctique. En plus d’être responsable de la collecte de droits de pêche des bateaux étrangers, Bernier doit prendre officiellement possession de ce territoire. De 1906 à 1925, il sillonnera le Nord, plantant des drapeaux et bâtissant des cairns (monticules de pierres) sur les îles au nom du gouvernement, en plus d’établir des contacts avec la population inuite. Le Canada semble avoir accompli sa mission et les eaux de l’Arctique retrouvent leur calme.

Des sesterces sous la glace

Riche en ressources naturelles, la région arctique représente un important potentiel de développement économique. Dans les années 1970, l’exploration de la région inuvialuite par les compagnies pétrolières ne donne pas les résultats escomptés. On trouve surtout du gaz naturel, un produit alors peu rentable. Les importants investissements qu’aurait nécessités l’exploitation de ces ressources gazières ne semblent pas en valoir la peine. La plupart des projets sont abandonnés et l’Arctique retombe dans l’oubli.

La place de choix qu’occupe le réchauffement planétaire dans l’espace public depuis quelques années semble avoir remis l’Arctique au goût du jour. Plusieurs experts de l’évolution du climat prévoient l’ouverture estivale de la banquise entre les îles arctiques pour 2040. Le mythique passage du Nord-Ouest pourrait alors devenir une route commerciale, diminuant de moitié la distance à parcourir entre l’Europe et l’Asie et facilitant l’accès aux ressources naturelles du Nord.

Les investisseurs commencent à comprendre l’importance stratégique de la région et voient dans le réchauffement climatique l’ouverture des possibilités d’exploitation de ses ressources. Les forages sous-marins dans l’Arctique, inexistants depuis les années 1980, ont repris en 2006. En 2007, plus de 225 millions de dollars ont été investis dans l’exploration du sous-sol du Nunavut. Diamant, nickel, cuivre, zinc, l’industrie minière y est florissante.

L’expansion de l’empire

L’éventualité de l’ouverture à la navigation du passage du Nord-Ouest plaît à plusieurs : prospecteurs, armateurs, touristes… Mais peu s’entendent sur les modalités de son utilisation. À qui appartiendra le passage du Nord-Ouest ?
Le Canada considère déjà la région comme des eaux intérieures, une affirmation contestée par la communauté internationale. Les États-Unis et l’Europe militent plutôt pour que le passage soit reconnu comme des eaux territoriales canadiennes. La distinction est importante puisqu’elle spécifie quels droits doivent s’appliquer dans le passage.  Au sein de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, le statut des eaux est défini selon la frontière maritime (appelée ligne de base) d’un pays. Les « eaux intérieures » sont logiquement situées à l’intérieur de cette ligne de base, alors que les premiers douze milles marins (un peu plus de 22 kilomètres) perpendiculaires à la ligne de base constituent les « eaux territoriales ». Un pays a pleine souveraineté sur ses eaux intérieures, mais il se doit d’accorder un droit de passage inoffensif aux navires étrangers dans ses eaux territoriales.

L’argument du Canada repose sur le fait qu’en 1985, suite à l’intrusion du navire américain Polar Sea dans le passage du Nord-Ouest, le gouvernement de Brian Mulroney a redéfini la frontière maritime nord du Canada en une ligne droite qui englobe toutes les îles au lieu de contourner chacune d’entre elles. Un tracé inclusif de la ligne de base, comme celui que le Canada applique dans l’Arctique, est habituellement permis au sein de la Convention sur le droit de la mer pour les pays aux côtes présentant une géographie très accidentée. Cependant, le geste du Canada n’a jamais été reconnu au niveau international. Le passage du Nord-Ouest pourrait même être considéré comme des eaux internationales, puisqu’il relierait deux océans. Advenant l’ouverture du passage à la navigation, le Canada pourrait-il contrôler la circulation maritime ? Tout dépend du statut des eaux de l’archipel arctique canadien. Et le débat est loin d’être réglé.

Installer les garnisons

Même si la souveraineté canadienne dans l’Arctique était reconnue au niveau international, aurait-on les moyens de la faire respecter ? La flotte canadienne de brise-glaces est présentement composée de trois bateaux, aucun n’étant assez puissant pour patrouiller l’archipel arctique en hiver. Une ligne de défense qui n’inquiète pas trop les Russes et ses bateaux à propulsion nucléaire.

Les faibles moyens des Rangers inuits face à l’immensité du territoire à couvrir laisse la porte ouverte à « l’envahisseur ». Souvent simplement équipés d’une motoneige et d’un fusil de chasse –pour se protéger des ours‑, les 1600 réservistes, censés être « les yeux et les oreilles » des Forces canadiennes dans l’Arctique, ne peuvent pas être présents partout en même temps.

La communauté la plus au nord du Canada, Grise Fjord, a été créée dans les années 1950 par le gouvernement canadien. Les habitants du village d’Inukjuak y ont été déplacés. Cette déportation de plus de deux mille kilomètres fut vue par plusieurs comme une façon pour le Canada d’affirmer, en pleine guerre froide, sa souveraineté sur le Nord, et d’ainsi prévenir une tentative d’attaque russe par le pôle. Les autorités ont cependant défendu leur geste et ont assuré leur volonté de fournir les meilleures conditions de vie possible à la population.

Les Occidentaux et les populations autochtones ont toujours eu des visions différentes sur l’utilisation du territoire. Le gouvernement canadien l’occupe habituellement en y construisant des infrastructures. Alert, le lieu habité le plus au nord du monde, sur la pointe de l’île d’Ellesmere, est peut-être l’exemple le plus frappant de la vision canadienne de l’occupation territoriale. Le gouvernement y a installé une station météorologique en 1950, puis une base militaire en 1958. Environ 70 personnes y sont postées en permanence pour effectuer de la surveillance. En 2007, une patrouille impliquant des Rangers inuits et des membres des Forces armées a effectué à motoneige les huit mille kilomètres qui séparent Resolute Bay d’Alert. De telles patrouilles pourraient bien se multiplier puisque l’armée canadienne essaie d’intensifier ses activités dans le nord du pays.

Après avoir personnellement visité l’Arctique au cours de l’été 2006, Stephen Harper a annoncé en août dernier la construction projetée de deux nouvelles bases d’entraînement de l’armée : une base navale à Nanisivik et un « centre d’entraînement arctique » à Resolute Bay, sur les berges de l’entrée orientale du passage du Nord-Ouest. Le premier ministre a également promis d’investir douze millions de dollars par an pour améliorer l’équipement et augmenter à 5000 les effectifs des Rangers inuits. « Le Canada se trouve face à un choix en ce qui concerne sa souveraineté sur la région arctique, a affirmé le chef conservateur. Soit nous l’utilisons, soit nous la perdons. Et ce gouvernement compte bien l’utiliser. » Investissement militaire, développement industriel, le plan du gouvernement canadien est en marche.

Ces affirmations de souveraineté ont-elles leur raison d’être ? « L’Arctique est devenue une patate chaude géopolitique », prétend la militante inuite Mary Simon, dans un texte publié dans l’édition de novembre 2007 du magazine The Walrus. Ambassadrice aux affaires circumpolaires pour le ministère des Affaires étrangères de 1994 à 2003, Mme Simon accuse le gouvernement canadien de réagir ‑et non pas d’agir- dans les dossiers qui concernent l’Arctique. Les développements au niveau politique furent souvent, par le passé, le résultat d’intrusions étrangères sur le territoire canadien. S’il faut se sentir menacé pour agir, aujourd’hui, c’est le réchauffement de la planète qui semble être la cause du mal.

L’irréductible nordicité

Même si pour la plupart ils ne sont jamais montés au nord du 60e parallèle, les Canadiens se reconnaissent une identité nordique. L’affirmation de cette nordicité passe-t-elle par la construction d’un oléoduc et par l’installation de bases militaires ? La « civilisation canadienne » doit-elle s’étendre vers le nord comme elle l’a fait vers l’ouest, avec la construction du chemin de fer transcanadien ? Tous ne sont pas de cet avis. La population inuite, qui habite le territoire arctique depuis des millénaires, souhaiterait plutôt être reconnue et considérée comme une part active du Canada. Le débat sur la souveraineté dans l’Arctique pourrait-il se dessiner par l’intérieur, en se tournant vers ses habitants, plutôt que par des solutions extérieures ? L’idée ne semble pas si saugrenue.

C’est ce que propose Mary Simon, qui souhaite que la résolution du conflit sur la souveraineté dans l’Arctique passe par les Inuits et non pas par la construction d’infrastructures ou la présence militaire. L’industrialisation et la militarisation de l’Arctique effraient –probablement avec raison- la population du nord comme du sud. L’Arctique canadien se transforme. La modification du paysage, déjà enclenchée par le changement climatique, risque d’être amplifiée par le développement. Le défi qui attend la population du nord du Canada est de taille. Elle devra protéger son caractère irréductible, l’intégrité culturelle et géographique de la région, sans rester figée dans le passé.

NORD-101

Affirmer que le Nord canadien est méconnu par la population du sud serait sans doute un euphémisme. Pour vous aider à vous y retrouver, Le Délit vous propose un bref survol, d’est en ouest.

Nunatsiavut

  • Nord du Labrador
  • 7 villages

La région la plus petite, mais aussi la plus « intégrée », où la population inuite (4500 individus) cohabite avec les Occidentaux qui se sont installés sur le territoire pour la chasse et la pêche.

Nunavik

  • Nord du Québec
  • 16 villages, de Kuujjuarapik à Kuujjuaq

Dix mille Inuits habitent le nord de la province, principalement sur la côte de la baie et du détroit d’Hudson. La région a obtenu son autonomie politique et administrative suite à la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, en 1975.

Nunavut

  • Centre nord du Canada
  • 26 villages, Iqualuit est la capitale

Créé en 1999, c’est le territoire « officiel » des Inuits canadiens, où se trouve la majorité de la population (25 000 habitants). Le Nunavut comprend le cinquième de la superficie du Canada.

Inuvialuit

  • Nord-ouest des Territoires du Nord-Ouest (il ne faut pas avoir peur des points cardinaux!)
  • 7 villages

Environ 5000 Inuits habitent l’ouest de l’Arctique canadien, une région qui comprend le delta du fleuve Mackenzie et les abords de la mer de Beaufort. Le développement économique relié à la présence de gaz naturel et de pétrole dans la mer de Beaufort en fait un endroit stratégique.


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