L’Asie contre-attaque, les Russes n’ont qu’à bien se tenir. C’est par ce cri de guerre sympathique, gracieuseté de Julie Rousseau, qu’a commencé la planification du numéro spécial Asie que vous tenez entre vos mains. Le Délit se déplace vers le sud, prêt à contrarier les illuminés d’un autre département académique.
À la conquête de l’Est
Il n’y a aucun doute que l’Orient séduit, fascine le corps étudiant. Quoi de plus exotique que de se faire tatouer le caractère chinois « démon » sur le torse ou d’intégrer les mots dim sum, kimchi et sashimi à notre vocabulaire digestif, quelque part entre les fajitas et la poutine ? Submergés par les dissertations, les recherches et les examens, peut-être rêvez-vous de cet ailleurs qui suivra votre graduation.
Car nombreux sont ceux qui, au moment de sortir de l’univers douillet du campus universitaire, envisagent l’Asie comme ce mythique « bout du monde ». Endroit d’autant plus attrayant maintenant qu’il a atteint le point d’ébullition économique. La Chine, notamment, est devenue la coqueluche des analystes financiers et politiques. À en croire certains, l’apocalypse planétaire est à craindre, suivant une infâme association entre cette dernière et… la France. En attendant la fin du monde, autant se retrouver au cœur de l’action.
Pourtant, rares sont ceux qui sortent victorieux de la ruée vers l’Est. À l’exception de quelques ingénieurs se dégotant un poste d’«expert-consultant » et d’une poignée de diplômés en gestion, la Chine et les pays environnants demeurent plutôt l’eldorado des indécis. La plupart des blancs-becs iront s’échouer dans des tours à bureaux, des cafés ou des salles de classe pour enseigner l’anglais –notez ici que l’auteur se révèle capable d’autodérision– dans un train-train quotidien tout aussi aliénant que s’ils étaient restés dans la belle province.
Qu’à cela ne tienne, me direz-vous. Se transplanter en Asie, c’est faire l’expérience de l’altérité, éviter le mal de vivre des temps modernes pour se retrouver dans une culture plus authentique. Quoi de plus séduisant que d’amasser une garde-robe Louis Vuitton, Gucci et Versace dans le royaume de la contrefaçon ? Quoi de plus authentique que de consacrer StarCraft sport national en Corée du Sud ?
Keredomo ou le scepticisme inculqué
Toujours est-il que le corps étudiant, suivant l’engouement généralisé pour l’Asie, profite d’une perspective unique. L’environnement académique, avec sa constellation de « post » (postcolonialisme, postorientalisme, postmodernisme et j’en passe), invite au scepticisme et à la nuance. C’est à la jeunesse qu’il incombe de tuer les visions clichées des vieilles générations. Qu’on cesse de prétendre qu’il existe « deux » Chine –côtière et continentale. Il y a plutôt une infinité de Chine, chacune contribuant aux facteurs sociaux bridant son comportement politique.
Dans un même ordre d’idées, la scène artistique de l’Orient qui transparaît localement ne s’avère qu’un infime extrait d’un monde extrêmement divers, fiévreux, propulsé par un vigoureux esprit d’entrepreneuriat. Qui plus est, pendant longtemps l’accès à l’art asiatique fut filtré par le jugement et l’attitude de curateurs occidentaux. Néanmoins, on peut se réjouir que, de plus en plus souvent, la présentation de productions artistiques extérieures s’effectue dans un climat de collaboration plutôt que d’appropriation.
Avec ce numéro spécial, Le Délit a la chance de partager certaines initiatives sociales, culturelles et technologiques, de même que des témoignages de gens ayant roulé leur bosse sur cette partie de la planète, hier comme aujourd’hui. Sans changer le sort du monde, partir à l’aventure en Orient, avec son sac à dos et son culot, demeure une option intéressante. Il s’agit de garder cet « esprit critique » que l’on vous a supposément appris à développer dans la tour d’ivoire du savoir qu’est l’université.