Quand un collègue de travail l’invite à prendre part à un voyage en Chine organisé pour des universitaires français, J.-P. B. saute sur l’occasion. À l’époque, l’information sur ce pays est extrêmement rare en Occident. La France n’a reconnu la République populaire qu’un an auparavant ; le Canada, quant à lui, ne renouera ses liens diplomatiques avec Beijing qu’en 1971. « Je m’étais documenté comme je le pouvais à l’époque, avec le Guide Nagel —un ancêtre plus encyclopédique du Lonely Planet— et par la radio à ondes courtes, mais on ne savait vraiment pas à quoi s’attendre », lance-t-il.
Si les deux Québécois ne savent pas à quoi s’attendre, ils sont cependant attendus. Arrêté à Paris pour avoir manifesté devant l’ambassade canadienne le 1er juillet, J.-P. B. soupçonne les policiers français de déjà posséder des informations sur son compte. C’est qu’il est alors membre d’une branche étudiante du Front de libération du Québec (FLQ) et qu’il apporte pour le mouvement des documents en Chine ainsi qu’à l’éditeur parisien François Maspero.
« Ça n’avait rien à voir avec l’origine du voyage : je n’étais envoyé par personne », précise-t-il. Il n’aura jamais su exactement ce qu’il transportait non plus : « Probablement le manifeste, des numéros de La Cognée —l’organe officiel du FLQ—, etc. »
J.-P. B. passe une nuit à la prison de la Santé. Il est relâché à temps pour pouvoir rejoindre son groupe et le train qui lui fera traverser l’Europe. Allemagne, Pologne, URSS, puis c’est le Transsibérien ; une semaine en tout avant de rallier la Chine.
La grande traversée Paris-Beijing
En chemin, loin de toute présence humaine, les étendues désertes défilent comme de longs tableaux. Près de 42 ans plus tard, les souvenirs de J.-P. B. sont toujours vivaces alors qu’il décrit les monts Oural et les forêts de conifères lui rappelant la Mauricie.
« En Mongolie, ce sont les paysages les plus magnifiques que j’aie vus de ma vie. Des milliers de kilomètres où l’on ne voit que des gens à cheval et leurs yourtes de temps en temps. J’ai été invité dans une yourte et on m’a offert à boire du lait de jument caillé. Je ne peux pas dire que j’ai trouvé ça très bon, mais ça dépayse tellement le petit paroissien que tu es ! », se souvient J.-P. B.
« Comme l’écartement des rails était différent entre l’URSS et la Chine, il fallait arrêter plus longtemps à la frontière chinoise pour permettre de changer les essieux du train », raconte-t-il. Après cette formalité, le passage en Chine se fait sans anicroche : ces visiteurs sont des invités.
Décor de théâtre pour une guerre civile
Pierre Elliott Trudeau et son ami Jaques Hébert avaient déjà vécu, en 1960, ce genre de voyage très encadré où des dirigeants du Parti communiste chinois contrôlent ce qui peut être vu. Ils écrivent dans Deux innocents en Chine rouge que le président Mao a vaincu la faim, alors même que le pays traverse la pire famine du 20e siècle. En effet, suite au désastre économique du Grand Bond en avant (1958–1960), des chercheurs estiment aujourd’hui que le nombre de morts a pu dépasser les quinze millions.
J.-P. B. et son groupe arrivent quant à eux au tout début de la révolution culturelle, alors que la machine à propagande marche à plein régime. Les gardes rouges, ces étudiants fanatisés au nom de Mao, lancent des mouvements d’agitation qui pousseront le pays au bord de la guerre civile. Les visiteurs occidentaux croiseront bien quelques groupes un peu bruyants, mais sans pouvoir comprendre ce qui se passe. « Tout ce qu’on voyait semblait être les pièces d’une mécanique bien huilée. À chaque endroit où tu arrivais, il y avait des responsables du Parti qui venaient et faisaient des discours », se rappelle J.-P.B.
En plus des sites historiques souvent en friche ‑même la Grande Muraille, où J.-P. B. inscrit « Vive le Québec libre ! » à la craie, était quasi déserte‑, les voyageurs visitent des communes populaires, des écoles et les sites de grands travaux où le triomphe du socialisme paraît incontestable. « On était comme tenus en laisse », conclut-il.
J.-P. B. arrive quelquefois à déjouer la vigilance de ses guides et peut entrevoir la pauvreté extrême cachée derrière le décor. Il convient toutefois que ce n’était pas assez pour ébranler son admiration pour les progrès du régime communiste. « On camouflait ça par des idées, explique-t-il. On se disait : ils sont pauvres, mais ils ont un haut niveau idéologique grâce à la « pensée-Mao Zedong ».»
L’envers de l’internationalisme
C’est à Shanghai qu’il vivra une première remise en question de ses convictions en rencontrant de visu les limites de la liberté en Chine. Alors que les Chinois de la rue évitaient systématiquement ces étranges visiteurs, « comme si on était de petits hommes verts », insiste J.-P. B, un homme s’approche de lui et lui adresse la parole. Apparemment ravi de pouvoir pratiquer l’anglais, le Shanghaïen se met à lui poser une série de questions des plus banales.
La foule d’ordinaire très distante forme alors un cercle inextricable autour des deux hommes. Quand il réussit finalement à se frayer un chemin pour rejoindre son groupe, J.-P. B. aperçoit des dizaines de personnes qui tombent sur l’anglophile à coups de pied et de poing. « C’est là que j’ai senti qu’il y avait un genre d’état de guerre civile », dit-il.
C’est aussi une occasion de confronter le discours officiel à la réalité. « Ces régimes-là se gargarisaient d’internationalisme, mais qu’est-ce que ça veut dire quand tu ne laisses même pas les prolétaires d’autres pays parler à ton peuple ? », se demande-t-il.
À son retour à Montréal, J.-P. B. a continué à militer au sein de groupes à tendance marxiste pendant plusieurs années. Néanmoins, dit-il, le fait d’avoir vu de ses yeux la situation en Chine l’a peut-être préservé d’un certain dogmatisme. « Ça a eu les deux effets sur moi en même temps, nuance J.-P. B., qui indique avoir été d’abord séduit par la puissance de l’organisation du Parti. Mais ça m’a aussi donné le point de départ pour me rendre compte que les idéologies développées dans un cadre local n’ont pas toujours un caractère universel. »