Les « identités communes », c’est-à-dire partagées par plusieurs personnes, sont légion dans le milieu cinématographique. Le nom de plume le plus notoire est probablement Alan Smithee et ses quelques variations. Apparue en 1969 avec le film Death of a Gunfighter, la « tradition Smithee » hantera le cinéma américain (allant de certaines versions de Dune jusqu’à Tiny Toons) pendant quelques décennies.
Pour enlever son nom d’un générique de film, un artisan doit prouver à la Directors Guild of America qu’on lui a retiré le contrôle artistique de son projet, et ne pas se prononcer publiquement à propos de la mésentente ayant empoisonné le tournage. La tradition fut rompue en 1997 avec le film Burn Hollywood Burn parce que le réalisateur qui souhaitait obtenir l’anonymat s’appelait… Alan Smithee. Aux États-Unis, on attribue désormais un pseudonyme unique à chaque créateur mécontent, mais la tradition se poursuit au Canada, notamment avec le film Fugitives Run, mettant en vedette David Hasselhoff, lancé en 2003.
Se réinventer dans la poste
Une autre source d’identités partagées et transformées est l’«art postal » (Mail Art), une forme d’expression à mi-chemin entre les tendances expérimentales et la culture alternative. Héritiers de mouvements internationaux comme Dada et Fluxus, les adeptes du Mail Art rejettent les notions habituelles d’œuvre et d’auteur au profit de la spontanéité et de l’expérimentation. Ils partagent avec l’art conceptuel une certaine aptitude à la déconstruction en mettant davantage l’accent sur la culture underground.
L’art postal a influencé plusieurs artistes canadiens contemporains. Entre autres, le trio réuni sous le nom corporatif General Idea s’avère particulièrement prolifique. AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal —trois pseudonymes— envoient toutes sortes d’instructions postales. Ils ont créé le magazine File (pastiche et anagramme de Life) pour faire la promotion de la culture kitsch. Ils y invitent leur public à participer à un concours de beauté fictif ou encore à se prendre en photo pour ensuite la dissoudre et la boire.
Les envois postaux de l’artiste anarchiste américain David Zack, implorant sa correspondance d’adopter le pseudonyme Monty Cantsin, trouveront un interlocuteur en l’artiste performeur canado-hongrois Istvan Kantor. Sous son influence, ce pseudonyme deviendra la figure d’un mouvement connu sous le nom de Néoisme. Les membres de cette association font de Monty Cantsin « une star pop ouverte» ; ils adoptent son nom dans leur quotidien et organisent divers festivals —les Neoists Apartment Festivals—, où se développent des variantes de la culture punk et de la musique industrielle, mais aussi une certaine affinité pour le plagiat, le factice et les tours pendables.
Frasques luthériennes
Vers l’automne 1994, un certain Luther Blisset apparaît, multipliant les interventions en Europe et en Amérique du Sud. Pour des raisons qui demeurent obscures, les créateurs de cette « réputation ouverte » s’approprient le nom d’un joueur de soccer anglais d’origine afro-caribéenne. Ce dernier, manifestement amusé par ce quiproquo constant, a été interviewé par la BBC en 1999. Il disait « recevoir continuellement autant le mérite que le blâme de leurs interventions ».
En perpétuant les tendances espiègles des groupes néoistes, Luther Blisset accomplit toutes sortes de manipulations assez complexes. En 1997, il instaure un climat de panique à Latium, en Italie centrale, en laissant de fausses représentations de messes noires et de satanisme s’infiltrer dans les médias locaux. En 1998–1999, il parvient à faire diffuser dans plusieurs magazines culturels des images de la « mort » du sculpteur serbe Darko Maver, décédé suite à un bombardement de l’OTAN. On apprend plus tard que Maver n’existait pas et que les photos (réelles) de cadavres proviennent en fait d’un site Internet (rotten.com). Depuis, les interventions de Blisset, y compris des performances artistiques dans le jeu vidéo Second Life, continuent sur le site 0100101110101101.org.
Vers la fin de 1999, quatre membres du mouvement Luther Blisset publient le roman Q, un récit situé dans l’Europe du seizième siècle au moment de la Réformation et du soulèvement des paysans. Un aspect inusité du roman est sa notice « Copyleft », permettant sa distribution et sa modification en autant qu’une référence à l’auteur original soit inscrite. Cette libération de contenu anticipe en quelque sorte le développement du standard Creative Commons (creativecommons.org), sous lequel divers logiciels et créations sont distribués gratuitement sur Internet. Dans le même ordre d’idées, le roman Q peut être téléchargé sans débourser le moindre sou.
Dans l’article de la BBC évoqué ci-dessus, les adeptes du mouvement affirment « qu’il ne s’agit pas d’une identité d’équipe, mais plutôt d’un individu à multiples modalités, explorant et redéfinissant, échappant aux notions traditionnelles d’identité ». C’est dans cet esprit que des vétérans du mouvement accomplissent, en janvier 2000, un suicide symbolique (seppuku). Voulant laisser à d’autres la chance de développer Blisset autrement, ils mettent sur pied la fondation Wu Ming.
Cette expression, parfois employée en Chine pour défendre la liberté d’expression et la démocratie, provient du dicton Wu ming tian di zhi shi : Les origines du ciel et de la terre n’ont pas de nom. Pouvant signifier « sans nom » ou « cinq noms », Wu Ming réunit cinq auteurs : Roberto Bui, Giovanni Cattabriga, Luca Di Meo, Federico Guglielmi et Riccardo Pedrini. Si leur identité s’avère connue, ces derniers refusent néanmoins tout portrait ou photographie. Sous le couvert de cette nouvelle organisation, les auteurs continuent à créer des romans et à offrir la possibilité de les télécharger gratuitement, sans s’inscrire dans le « star-système » autrement qu’en légende urbaine un peu floue.
Les romans collectifs de Wu Ming, réputés pour la complexité de leurs intrigues, redéfinissent le conflit politique dans toutes sortes de contextes. Si 54 se situe dans la Guerre froide, Canard à l’orange mécanique envisage une révolution hyper violente contre l’oppression capitaliste de l’Oncle Picsou. Parallèlement à leurs œuvres de fiction, les auteurs de Wu Ming ont publié divers essais, notamment à propos de la liberté d’expression et de leur prise de position anti-copyright.
Quand l’activisme politique sort de l’écran
Une autre identité collective a récemment multiplié les apparitions dans les médias de masse. Contrairement aux cas précédemment évoqués, elle ne se soucie guère de rallier ses membres autour d’un nom ou d’un personnage établi, préférant la simple appellation « Anonyme » et un personnage en complet-cravate dépourvu de visage. Ses membres interviennent dans diverses communautés virtuelles, comme Slashdot et Something Awful, et maintiennent quelques forums et bases de données moulés sur le modèle Wikipédia. Des membres d’Anonyme sont même parvenus à pirater le portail MySpace, l’exploit leur valant le titre de « terroristes locaux » et de « machine à haine virtuelle » par le réseau de télévision Fox.
Le 21 janvier dernier, un communiqué de presse accompagné d’un manifeste vidéo offert sur YouTube annonçaient les intentions d’Anonyme de déclarer la « guerre à la Scientologie » en tant que négatrice de la liberté d’expression et de pensée. Reprenant les tactiques néoistes, les membres d’Anonyme attaquent systématiquement les sites Internet associés à l’Église de Scientologie jusqu’à leur mise hors service. Les frasques se multiplient : envois multiples de télécopies noircies, insolences téléphoniques, fuite de documents internes –le site xenu.net demeure la ressource la plus complète à ce sujet.
Une poignée de vidéos diffusées vers la fin du mois de janvier invitait les internautes à prendre part à diverses manifestations prévues le 10 février un peu partout à travers la planète. Le jour venu, les agitations festives ont pris des apparences plutôt étranges, décousues, mélangeant divers mèmes —un mème est un « élément culturel reconnaissable dupliqué et transmis par imitation ». L’identité « Anonyme » paraît relativement uniforme, la plupart des manifestants cachant leur visage avec un masque à l’effigie de V (du film V for Vendetta). Sur des affiches, les slogans vont du clair «$cientology is a cult » au drôlement cryptique « Scientology makes me a sad panda ».
L’une des transitions les plus étranges du Web à la réalité a eu lieu près de chez nous, à Ottawa. L’un des manifestants, affublé d’un masque du chanteur pop britannique Rick Astley, s’est infiltré dans les bureaux locaux de l’Église de Scientologie, invitant la réceptionniste à danser au son du tube Never gonna give you up.
En quelque sorte, le manifestant a tenté de produire une réplique réelle de la farce du « Rickrolling », c’est-à-dire induire quelqu’un en erreur pour lui faire visionner contre son gré le vidéoclip de la chanson populaire, avec sa chorégraphie suspecte et son barman un peu trop acrobatique. Au moment de l’écriture de ce dossier, cette vidéo, toutes versions confondues, avait été visionnée plus de dix millions de fois sur YouTube. On peut en trouver toutes sortes de variantes, notamment à saveur hitlérienne ou satanique. Interrogé par le Los Angeles Times, Astley semblait plutôt amusé par ce regain de popularité : « Je pense que c’est un de ces phénomènes bizarres où quelqu’un reprend une chose et d’autres lui emboîtent le pas. C’est ce qui rend Internet aussi brillant ».
Un autre aspect particulier de ces manifestations, mis en évidence par la deuxième vague de soulèvements du 15 mars dernier, est une variation locale observée à partir d’un phénomène international. Ainsi, si les manifestations nord-américaines (y compris celle de Montréal, dont vous pouvez voir une photo ci-dessus) multiplient les apparitions de V, celles organisées à Perth et Sydney favorisaient le port du masque du Fantôme de l’Opéra. Au Japon, les membres d’Anonyme diffusent leurs vidéos en s’appropriant le personnage de Kira, un mystérieux tueur anonyme provenant de la série animée Death Note.
Les actions d’Anonyme continuent, avec une troisième manifestation prévue pour le 12 avril. Les identités du groupe se transforment au fil de leurs contacts avec la culture populaire, ces phénomènes se transmettant comme des virus sur Internet. Initialement employée pour nier être l’auteur d’une œuvre ou pour éviter les répercussions politiques, l’identité collective est un instrument pour la liberté d’expression.