« Et si on allait manger morceau ? »
Je ne sais pas trop à quel restaurant mes guides m’emmènent. Ils ont seulement dit qu’il était intéressant. Voulaient-ils plutôt dire drôle ? Va savoir. En japonais, le même mot peut être employé dans les deux situations. Quarante minutes de routes sinueuses plus tard, nous arrivons à destination : une petite maison de bois avec vue sur la mer. À côté, une pancarte colorée annonce un menu des plus exotiques : Piza and Coffee, Beef Stewed (sic), et autres curiosités occidentales.
L’apparence modeste du bâtiment contraste avec la décoration extravagante de l’intérieur. Les murs sont recouverts de photographies de célébrités des années cinquante et des nains de jardin occupent la plupart des recoins. J’en ai même vu un en manteau de cuir, fièrement installé sur sa motocyclette. Au sommet de l’escalier menant au deuxième étage, un tapis énonce le mantra suivant : « Puisses-tu développer la douceur du mouton, le courage du lion, la sagesse du renard, et une balance à zéro sur tes cartes de crédit. »
Le cerveau derrière ce bordel décoratif est le propriétaire du restaurant, S. Il a l’entrain et la générosité des gens de la province de Kyushu. La pratique continue du surf et de l’haltérophilie lui donne une carrure respectable, malgré ses soixante-cinq printemps. Les traits de son visage ont un je-ne-sais-quoi de particulier que je n’arrive pas à cerner. Le mystère se résout quelques semaines plus tard, lorsque mes guides me révèlent que ses grands-parents maternels sont d’origine péruvienne.
Loin des centres urbains, on a souvent une impression assez monolithique et uniforme de la population. C’est, après tout, l’image que le Japon projette dans le reste du monde. En réalité, le pays admet tout de même, quoique très timidement, la présence de minorités. Par exemple, les brochures détaillant les procédures à suivre en cas de catastrophes naturelles sont disponibles en japonais, en anglais, mais aussi en coréen, en chinois et… en portugais.
Le choix des mots demeure néanmoins éloquent ; on parlera de « visiteurs » coréens et chinois, malgré la permanence de leur « séjour ». Le pays abrite environ 900 000 Coréens (dont un quartier coréen à Shimonoseki), 300 000 Chinois (et un célèbre quartier chinois à Yokohama) et 300 000 Brésiliens (établis à Hamamatsu, Shizuoka, Gunma et même Hiroshima).. Une goutte dans l’océan démographique des 127 millions d’habitants, isolée ou invisible. L’ambivalence du pays envers les minorités ne date pas d’hier. Pendant longtemps, la célèbre île d’Okinawa (au sud-ouest) et celle d’Hokkaido (au nord) ont été considérées comme des colonies, exploitées d’abord, assimilées ensuite.
Les mentalités ne sont pas pour autant intransigeantes. Le jour où j’ai découvert ce restaurant peuplé de nains de jardins, je revenais d’une visite au musée d’anthropologie (la seule institution du pays, dit-on, à être consacrée exclusivement à cette discipline). L’analyse d’ossements humains provenant de l’île d’Okinawa et d’autres provinces du Japon a permis à des spécialistes de retracer les origines chinoises et coréennes de la population. Petit à petit, entre analyses scientifiques et restaurants ludiques, les héritiers du soleil levant redescendront peut-être sur terre pour permettre aux « visiteurs » de s’établir. Quand j’entends une élève, lors d’un concours oratoire, exprimer la nécessité de comprendre les coutumes chinoises et coréennes, je me dis qu’il y a de l’espoir…