Pour l’amour du comfort food
Sa réputation n’est plus à faire sur la scène québécoise : son émission À la di Stasio (Télé-Québec) connaît un important succès depuis déjà six ans et ses livres de cuisine, À la di Stasio et Pasta et Cetera (Flammarion), se sont tous deux retrouvés au sommet des palmarès. Grâce à son approche accessible de la cuisine Josée di Stasio a su se tailler une place de choix dans le paysage culinaire québécois en travaillant dans une ambiance presque familiale.
Un sujet la passionne et l’enflamme : le comfort food. « Je pourrais en parler durant des heures ! », a confié l’animatrice lors d’une entrevue accordée au Délit la semaine dernière. Ce confort, elle le recherche dans les aliments, dans les saveurs, mais elle souligne qu’il ne s’arrête pas là. Son amour de la nourriture va bien au-delà du simple acte de manger ; pour elle, l’expérience culinaire est une véritable histoire d’amour. Et cet amour, il commence tôt. Avant même la préparation de ses petits plats, Josée di Stasio court les marchés et les épiceries fines. Elle y recherche bien sûr des produits de qualité, mais aussi un contact avec les marchands, et le plaisir de savoir d’où viennent les aliments dont elle se sert. « Ça aussi, c’est réconfortant. »
Quand commence la préparation, Josée di Stasio cultive cette même passion dans la transformation des aliments. Elle tente de transmettre ce plaisir à travers son émission, dans laquelle elle entreprend de démystifier la cuisine et de rendre légitime son caractère parfois intuitif. Pas besoin de tout calculer, la cuisine est avant tout une affaire de cœur. Une étincelle dans le regard, elle nous confie vouloir enfin « rallier le plaisir avec la cuisine ». La simplicité dans la préparation fait partie du réconfort que peut apporter la nourriture. C’est à cette étape, dit-elle, que les sens sont interpellés, que l’on goûte, que l’on sent et que l’on manipule les aliments. Pour elle, c’est l’une des plus importantes étapes du plaisir culinaire. « Et on n’a pas encore mangé ! », ajoute-t-elle en riant.
Mais quand arrive le moment tant attendu de la consommation, les aliments « confort » prennent également une grande place. Faisant souvent appel à notre mémoire, à nos souvenirs d’enfance ou de vacances, il est évident qu’ils varient d’une personne à l’autre. Josée di Stasio pointe malgré tout certains classiques du comfort food : tout ce qui est rôti, et que l’on associe à une odeur enveloppante qui parcourt la maison, une bonne soupe chaude par une journée froide, ou encore la recette fétiche de notre grand-mère. L’animatrice avoue que, en ce qui la concerne, l’odeur du pain grillé est la plus irrésistible. « Ça, et un bon bol de pâtes à la fin d’une longue journée. » L’héritage italien n’est pas loin. Mais le réconfort est-il associé à la chaleur, que ce soit le côté enveloppant de la soupe ou l’agréable sensation que l’on retrouve devant un petit plat mijoté ? « Pas nécessairement », note Josée di Stasio. La nourriture-confort a aussi ses équivalents estivaux. Les parfums d’été, les produits du terroir, les fruits et légumes de saison sont aussi porteurs de réconfort. Le tout est de créer ce que di Stasio appelle des « rituels réconfortants » autour de la nourriture. « Siroter un bol de café au lait ou une tasse de thé sont mes rituels les plus comfy », souligne-t-elle. Mais chacun de nous crée son réseau de rituels.
Tant dans ses émissions que dans les pages de ses livres, elle traite la cuisine sur le mode de la transmission. La transmission de recettes, bien sûr, mais aussi celle d’un « savoir-faire » particulier, d’un doigté qui rend chaque recette unique. « La nourriture n’a pas toujours besoin d’être « sublimissime », il faut juste créer un moment. » La cuisine est un partage, un geste qui nous permet d’aller vers les autres. Parce que l’art culinaire est aussi celui de rassembler, un prétexte pour rapprocher les gens et pour échanger. N’est-ce pas là, aussi, que se situe le réconfort que procure la nourriture ?
À cet élan vers les autres s’allie la volonté, au Québec, de créer une certaine « tradition culinaire ». Après avoir fait une série d’émissions en France et en Italie, Josée revient tout juste d’Espagne, où elle a recueilli, pour la rapporter au Québec, une parcelle de cuisine locale. Elle tente ainsi d’explorer la culture culinaire d’ailleurs, nécessairement plus riche parce que plus ancienne, pour enrichir la nôtre.
Mais que pense Josée di Stasio de la cuisine dite d’avant-garde, elle qui s’attache autant à la cuisine traditionnelle ? « Je suis curieuse, explique-t-elle, mais je ne l’appliquerais jamais. » Elle souligne que les deux formes de pratique culinaire sont fondamentalement différentes, mais peuvent très bien coexister. La cuisine d’avant-garde, et particulièrement la cuisine moléculaire, permettent de faire évoluer la pratique, de l’emmener ailleurs. Elle avoue avoir un grand respect pour ce phénomène qui apporte quelque chose de nouveau au paysage culinaire.
Une chose est sûre, cependant : Josée di Stasio n’est pas prête à changer de cap pour se consacrer à la cuisine nouveau genre. « Je reste plus près de la maison, du marché », dit-elle. Et il faut avouer que, en sortant d’une entrevue comme celle-là, on n’a qu’une seule envie : courir au marché et enfiler son tablier pour préparer un bon petit repas réconfortant.
Cuisine moléculaire et autres folies
La présence du chef Giovanni Apollo dans l’univers culinaire ne date pas d’hier. À onze ans, il avait déjà une affiche représentant un chef cuisinier sur le mur de sa chambre. À treize ans, il obtenait son premier poste dans la cuisine d’un restaurant lyonnais. Il a fréquenté les grandes écoles culinaires de France et a reçu un enseignement des plus traditionnels, mais il voulait plus. « Je demandais : “Pourquoi?”, et on me répondait : “Parce que c’est comme ça.” Mais moi, je voulais comprendre. » C’est donc pour « comprendre » qu’il a entrepris des cours par correspondance en chimie nucléaire, afin de se familiariser avec le fonctionnement de la structure moléculaire. Fasciné par le côté chimique des aliments, il a obtenu son diplôme en biotechnologie et en chimie.
Il a ensuite décidé d’appliquer ses connaissances scientifiques à ce qu’il faisait en cuisine. Enfin, il pouvait comprendre le pourquoi des choses : pourquoi une émulsion émulsionne-t-elle ? Pourquoi les aliments se transforment-ils comme ils le font ? Assez rapidement, ce « pourquoi ? » s’est transformé en « Qu’est-ce que ça ferait si ?», et l’aventure de la cuisine moléculaire a commencé.
Mais qu’est-ce que la cuisine moléculaire, au fait ? Inquiet de la perception qu’a le public de sa pratique, Giovanni s’empresse de préciser que ce qu’il fait n’a rien de dangereux. Il se consacre pleinement à ce qu’il appelle la « cuisine moléculaire pure », qui n’utilise aucun produit chimique pour altérer la nature des aliments. Si tous les chefs n’ont pas les mêmes scrupules –ils ne sont que cinq dans le monde à pratique ce type de cuisine– Giovanni se concentre avant tout sur l’aliment même, sur ce qu’il contient. Il joue donc sur les éléments spécifiques à chaque aliment pour modifier sa nature organique, en rehausser certains aspects. Il peut, par exemple, implanter dans ses viandes un enzyme présent dans l’ananas, afin de rendre la chair plus tendre tout en réduisant le temps de cuisson.
À raison d’une vingtaine d’heures de recherche et développement par semaine, Giovanni Apollo et son équipe parviennent ainsi à déconstruire certains aliments afin d’en extraire les propriétés, pour les réinjecter dans d’autres produits. « On retrouve tout ce dont on a besoin dans la nature », souligne le chef. Nul besoin, donc, d’utiliser des additifs extérieurs, de nature artificielle, puisqu’on peut « emprunter » les propriétés naturelles aux aliments qui possèdent les qualités que l’on recherche. Apollo souligne qu’il est maintenant en mesure de confectionner un gâteau au chocolat sans farine, sans sucre et sans beurre. Un véritable miracle pour éviter les allergies ! Ceux que l’expression « cuisine moléculaire » effraie peuvent donc se rassurer. Tout ce qui sort de la cuisine d’Apollo, le restaurant éponyme du cuistot situé sur la rue Saint-Laurent, est naturel.
Manipuler la structure moléculaire des aliments ne réussit pas toujours, loin de là. Plus souvent qu’autrement, les expériences tentées par l’équipe de Giovanni Apollo ne fonctionnent pas. « Mais là est la beauté de la chose », a‑t-il confié au Délit. Il ne s’agit pas que de trouver un procédé qui soit drôle ou original, encore faut-il que se soit bon ! « On ne se plante jamais totalement », précise-t-il. Même lorsque le résultat est infect, il y a toujours moyen d’utiliser le résultat pour découvrir une nouvelle propriété intéressante. Giovanni a ainsi découvert un moyen d’extraire l’odeur des aliments crus pour la leur réinjecter après la cuisson. Il parvient alors à garder à la fois l’odeur et l’arôme des aliments, et à offrir à ses clients une « expérience totale » de la cuisine. « Imaginez, lance-t-il avec enthousiasme, une pomme cuite qui garderait l’odeur de la pomme crue ! »
Tout cela est fort intrigant, assurément, mais la cuisine moléculaire durera-t-elle ? N’est-ce pas plutôt un jeu amusant, mais qui demeure une simple mode ? « Au contraire, assure Giovanni Apollo. Ce n’est pas une mode, c’est une nécessité, une responsabilité. » La cuisine moléculaire entraîne avant tout une forte prise de conscience de ce que l’on mange. Elle permet de repenser la manière classique de cuisiner pour l’améliorer. La cuisine en elle-même, il ne la perçoit pas de manière différente, mais ressent la nécessité de changer la façon de faire.
Ultimement, il aimerait repousser les barrières de l’éducation culinaire, mais convient que c’est un projet ambitieux. Pour avoir étudié dans plusieurs grandes écoles culinaires, Giovanni Apollo connaît bien le monde très codifié de la gastronomie. Il juge cependant qu’il est primordial de changer l’apprentissage et la scolarité des professionnels de l’alimentation. Il ne suffit pas, soutient-il, d’utiliser des aliments « bio ». Encore faut-il les préparer de manière responsable à l’égard du corps et de l’aliment.
Même s’il a délaissé la cuisine traditionnelle pour se tourner vers l’aliment et sa structure, Giovanni Apollo demeure un passionné. Pour lui, manger est une émotion. C’est une expérience sensorielle, voire sensuelle, d’une importance capitale. Il fait d’ailleurs une distinction entre « manger » et « se nourrir ». Pour lui, ce sont deux mondes complètement différents. Il ajoute par ailleurs qu’il ne faut pas sous-estimer le plaisir qu’on tire de recevoir, de faire à manger. » Ainsi, l’idée de rassembler, déjà évoquée par Josée di Stasio, de faire le don de notre cuisine aux autres, demeure. Comme quoi, en cuisine, c’est toujours, avant tout, une affaire de cœur !