Rue Sébastopol, une rangée de triplex résidentiels donne sur les anciens terrains ferroviaires du Canadien National. Derrière un grillage, les chemins de fer et les ateliers, aujourd’hui désaffectés, se dessinent. À l’entrée, une enseigne annonce encore « Bienvenue chez Alstom », alors que la firme a déserté les lieux en 2003.
Les 3,5 millions de pieds carrés situés à Pointe-Saint-Charles ont été la propriété d’Alstom jusqu’en 2003, avant d’être revendus en 2005 au promoteur immobilier Vincent Chiara, du groupe Mach, pour la somme symbolique d’un dollar. Depuis, l’avenir de cette étendue vaste comme vingt terrains de football a fait l’objet de concertations communautaires, à l’issue desquelles trois problématiques se sont démarquées : la construction de logements abordables, la provision d’espaces et équipements publics et la création d’emplois.
Les projets envisagés par les parties prenantes sont variés mais s’insèrent dans une vision commune construite au fil des mois, notamment dans le cadre de l’Opération populaire d’aménagement (OPA) initiée par l’organisme Action-Gardien. Au cours d’ateliers rassemblant résidents et experts, la préservation de l’identité du quartier et le prolongement de la trame urbaine ont été des mots-clés.
Judith Cayer, membre du Centre social autogéré (CSA), affirme que « l’aménagement du site doit se faire en continuité avec notre identité, et qu’il doit respecter le patrimoine et les besoins du quartier. »
Cependant, à ce jour, aucune direction n’est privilégiée par l’arrondissement et les promoteurs. Daniel Bélanger, attaché politique à la mairesse de l’arrondissement Sud-Ouest, indique que « la question est avant tout de savoir qui est prêt à assumer les coûts très élevés de décontamination des sols. » En attendant, les mobilisations des groupes communautaires sont surtout un moyen d’affûter leurs armes pour une éventuelle bataille contre les promoteurs privés et une occasion intéressante pour Pointe-Saint-Charles de définir son image, son identité et sa vision.
Lors de la consultation publique de jeudi dernier, les citoyens se sont exprimés de manière particulièrement acerbe à l’égard de l’arrondissement, le promoteur immobilier Samcon et le propriétaire Chiara. Le lendemain, tous trois étaient désignés sur le site de La Pointe Libertaire comme « le triumvirat qui veut notre bien ».
« Ces terrains doivent être une occasion de répondre à des besoins criants dans le quartier », nous livre Blandine Charbonneau, chargée de projets en aménagement pour la table de concertation Action-gardien.
« Notre priorité, c’est le logement social », a insisté Mme Charbonneau. En effet, dans un quartier qui rassemble déjà la plus grande concentration d’habitations à loyer modique au Canada, la demande grandissante de logements se pose comme une nécessité des plus pressantes.
Dans sa proposition, Action-Gardien demande que 100 p. cent des terrains soient accordés au logement abordable, avec 40 p. cent de logements sociaux. Mentionnant les interminables listes d’attentes pour un logement social dans l’arrondissement, Mme Charbonneau ajoute que « ce n’est pas avec des condos de luxe qu’on va répondre aux besoins de ces gens-là. »
La provision de logements abordables est d’autant plus aigue que le réaménagement des rives du Canal en des espaces récréotouristiques a encouragé l’embourgeoisement des quartiers du Sud-Ouest. « Pointe-Saint-Charles est un quartier qui subit de plein fouet la gentrification, notamment avec la pression du Canal de Lachine », affirme Mme Charbonneau, expliquant que « la transformation de logements locatifs de type duplex ou triplex en logements unifamiliaux provoque une diminution du parc locatif. »
À cela s’ajoute le fait que les projets immobiliers récents ont eu pour clientèle-cible des ménages aisés prêts, selon Julie Nadon du service de l’aménagement urbain de l’arrondissement, à acquérir à hauteur de 225 000 dollars. Or, selon les statistiques, 48 p. cent des résidents actuels de l’arrondissement dépensent plus de 30 p. cent de leurs revenus pour leur loyer, d’où le souci d’éviter que les terrains du CN évoluent en décalage avec la population existante.
Les espoirs de succès des groupes communautaires sont toutefois limités. « Au sein du CSA, on est désillusionnés », déplore Mme Cayer. « Il y a eu plein de projets immobiliers à Pointe-Saint-Charles et les consultations publiques servent, à 99,9 p. cent, à maquiller les intérêts des promoteurs. » Quant aux revendications citoyennes elles ne sont, dit-elle, jamais suivies.
Mme Charbonneau a aussi insisté sur la nécessité de profiter de la disponibilité de ce site immense pour répondre aux besoins en espaces publics et en équipements sociaux. Cette optique est relayée par le Centre Social Autogéré, qui se bat depuis longtemps pour l’installation d’un centre autogéré dans les anciens ateliers du CN.
L’identité de Pointe-Saint-Charles étant, selon elle, « une identité populaire et consciente de ses besoins, pour ne pas dire militante. » Un centre d’activités culturelles, sociales et politiques, géré à travers une démocratie directe, semble donc une option intéressante d’optimisation du site.
La problématique de l’emploi n’est quant à elle pas moins urgente. Le Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO) a proposé la mise à disposition des anciens ateliers ferroviaires pour des activités reliées au transport public. Cette demande a été satisfaite le 10 septembre dernier par un décret d’expropriation, par lequel le promoteur Chiara s’est vu dépossédé de la moitié du site au profit de l’Agence métropolitaine de transport pour l’entreposage et l’entretien de ses véhicules. Le projet, évalué à 168 millions de dollars, devrait permettre la création de 150 emplois. Cela permettrait également la préservation des ateliers, dont la valeur historique et architecturale est chère aux résidents.
Si à quelques rues des terrains, le promoteur Samcon affiche sa présence par un local roulant et l’enseigne « Condos neufs, bureau des ventes », il n’en demeure pas moins que les organismes tenteront de freiner la furie des condominiums. Au Centre social autogéré, Judith Cayer dit être en lien avec tous les groupes communautaires locaux pour s’y opposer : « Nous sommes prêts à prendre un tournant plus radical en allant de l’avant, quitte à occuper les bâtiments. »