Malgré mon amour indubitable pour les lettres, je n’irai pas au Salon du livre cette année. À vrai dire, je n’y mets plus les pieds depuis quelques temps déjà. Bien sûr, il y a les hordes d’écoliers qui espèrent recevoir un bracelet de plastique gratuit au kiosque de la revue Adorable, ou encore les autobus de quinquagénaires venues pour pouvoir impressionner leur cercle de bingo dominical en racontant les précieuses secondes qu’elles ont passées avec Marie Laberge. Si ces fréquentations indignes de mon haut niveau intellectuel expliquent en partie mon manque d’intérêt, il y a aussi une autre raison, un peu plus étrange cette fois, pour justifier ma désertion.
Je dois ainsi confesser que je trouve absolument insupportable le spectacle de rangées sans fin de tables où, l’un à la suite de l’autre, sont assis des auteurs blasés, seuls, piteux, à la recherche d’un vague lecteur qui, plutôt que de courir vers les mémoires du dernier naufragé de la téléréalité, s’intéressera à leur œuvre. Avec dans les yeux l’étincelle d’un espoir presque moribond, ils attendent, le plus souvent en vain, qu’un passant égaré jette un coup d’œil sur leur petit recueil de poésie post-moderne, un crayon à la main, déjà prêts à y apposer une dédicace.
Trop timide pour entamer la conversation avec ces auteurs et, de toute façon, trop pauvre pour acheter leurs œuvres – ce qui, une fois le dialogue entamé avec ces pauvres laissés-pour-compte, m’apparaîtrait comme une obligation morale–, je ne peux donc contribuer à enrichir leur bien-être. Et voyant ainsi tous ces écrivains délaissés, votre humble servante, en plus d’avoir le cœur brisé, s’interroge. Ces artisans du verbe oubliés, croient-ils que la postérité les sauvera ? Espèrent-ils que leur œuvre, aujourd’hui ignorée de la masse, aura droit à un renouveau, à une faveur du destin ? Nourrissent-ils le désir secret d’une vengeance sur le public du Salon qui, s’empiffrant aujourd’hui de romans à l’eau de rose, regrettera demain d’avoir ignoré leur rendez-vous avec le plus grand auteur du siècle ? Ces gens, faute de lectorat, doivent sans doute combiner d’autres occupations pour ne pas crier famine. Se rassurent-ils de leurs besognes alimentaires en s’enveloppant du titre beaucoup plus noble d’«écrivain » ?
L’échec guette toujours les artistes, et la plupart d’entre eux ne connaîtront jamais le doux parfum de la gloire. Ce risque est inhérent au métier, semble-t-il, et le talent – ou le manque de– ne pardonne pas. Une amie me parlait récemment d’une jeune femme avec qui elle avait fait ses études de scénographie quelques années auparavant. À sa sortie de l’École de théâtre, ma chère amie a cumulé les contrats et les productions. Puis, elle a eu le plaisir de retomber sur son ancienne camarade de classe au supermarché quelques années plus tard. Sa collègue scénographe n’était pas, comme elle, en train de magasiner des légumes ; non, c’était plutôt elle qui les vendait. Ses rêves d’artiste étaient désormais remisés au placard.
Bien sûr, il n’est pas dit que cette vendeuse de salades, émulant le phénix, ne renaîtra pas un jour de ses cendres artistiques pour retourner à la scène. N’empêche, les rangs sont déjà remplis d’âmes désireuses de lancer à la face du monde leurs élans de créativité. À une époque où l’on publie de plus en plus de romans, où les écoles de théâtre sont remplies d’aspirants comédiens, où les auditions pour Star Académie voient défiler des légions de wannabe Marie-Élaine Thibert, j’ai parfois le sentiment que « Le Blues du businessman » est le grand hymne des temps modernes : « J’aurais voulu être un artiste…»