Petits contes macabres pour adultes désaxés
Laurence Côté-Fournier
Le Théâtre de la Manufacture jouit présentement d’une réputation exceptionnelle, grâce à un parcours sans failles sur les planches au cours des dernières années. Après avoir monté Après la fin à l’automne, la troupe récidive avec un texte du dramaturge irlandais Martin McDonagh. Le sordide et l’onirique se mêlent au cours de ce récit à l’humour terriblement noir, mais redoutablement efficace.
Employé dans un abattoir, le bizarrement nommé Katurian Katurian Katurian écrit de courts récits dans ses temps libres, des contes macabres pour lecteurs légèrement pervers. Presque tous mettent en scène des enfants innocents martyrisés par des adultes avides de sang et de violence. Un jour, Katurian est brutalement traîné au poste de police pour être interrogé par deux inspecteurs aux méthodes peu orthodoxes. L’État, jamais nommé, est totalitaire, et les écrivains ne sont pas traités en amis. Pourtant, Katurian se défend avec énergie d’avoir tenté la moindre subversion politique par ses écrits. Pourquoi alors s’en prendre à lui ? Quelqu’un, quelque part, aurait tenté de conjuguer réalité et fiction, en cumulant derrière lui les corps d’enfants assassinés…
La cruauté infinie qui se dégage de la pièce serait insoutenable si, malgré le sérieux du propos, l’auteur n’avait opté pour l’humour noir. Alors que certains des contes de Katurian sont interprétés sur scène, les traitements horribles que subissent les enfants prennent une teinte grotesque qui provoque le rire, bien que celui-ci reste toujours un peu coupable. Le monde dépeint n’a rien de réaliste. La violence exagérée et fort recherchée dans son exécution qu’a imaginée l’auteur est toutefois traversée d’éclairs de tendresse surprenants. Les personnages, presque tous des adultes tentant de remédier aux conséquences d’une enfance brisée, cherchent à tâtons une forme de rédemption. L’inquiétante figure du pillowman, qui cherche par bonté à soulager les enfants de leur misère de la manière la plus extrême qui soit, montre les rapports ambigus qu’entretiennent les personnages avec la cruauté et l’altruisme.
Antoine Bertrand incarne Katurian en misant sur la sensibilité du personnage, ne faisant pas de cet homme à l’imaginaire pourtant hautement tordu un monstre sanguinaire, mais plutôt un écrivain condamné à mettre sur papier les visions qui le hantent. Frédéric Blanchette, dans le rôle de Michal, le frère déficient de Katurian, éclipse toutefois son partenaire de jeu. Il fait naître un profond malaise chez le spectateur par son faciès éternellement souriant et par tout ce que ses mots laissent à deviner sous la surface. David Boutin et Daniel Gadouas, qui interprètent les deux inspecteurs, sont aussi très solides dans des rôles qui, eux non plus, ne sont pas exempts d’ambiguïté.
Fanny Britt, saluée à plusieurs reprises par le passé pour ses traductions, continue avec Le Pillowman son travail remarquable sur la langue, la rendant toujours fluide et dynamique. La mise en scène de Denis Bernard parvient efficacement à jouer des différents tons, bien que la transition entre certaines des scènes soit un peu brutale et les projections vidéo, pas toujours nécessaires.
Encore une fois, le Théâtre de la Manufacture a choisi d’adapter un texte d’une grande inventivité, dont l’audace surprend agréablement. Cette exploration des rapports troubles entre réalité et fiction prouve par son ambivalence que les dénouements heureux ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Plus on est de fous…
Mai Anh Tran-Ho
Écrite en 1982 par Normand Chaurette, Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans met en scène Charles Charles, 38 ans, dans son quotidien « mental ». Interné dans une maison de fous à Chicago, il rejoue chaque jour les scènes de la nuit du 19 juillet 1919, au cours de laquelle le théâtre de la vérité a atteint sa violente apogée. Présentée pour la première fois en avril 2003, la mise en scène de la pièce par Carole Nadeau a depuis été rejouée plusieurs fois.
Les chaises côté jardin sont inoccupées, recouvertes d’un large drap noir. La scène paraît petite, mais elle est envahie par plusieurs miroirs et écrans qui, dès que les lumières de la salle sont éteintes, révèlent les limites de la scène et celles, inavouées, de la mémoire de Charles Charles. La scène est partagée en trois parties, où les trois temps –passé, présent et folie– se côtoient et s’entrechoquent.
« Pour la cohérence », Carole Nadeau a réalisé une mise en scène en dix-neuf tableaux qui transportent le spectateur des gouffres du souvenir à la folie schizophrénique, pour arriver au présent refoulé. Les miroirs donnent une image distordue de la réalité, l’intrigue n’est plus aussi essentielle et les comédiens deviennent des fantoches, leur reflet étant tout ce qui demeure tangible pour le spectateur.
La dimension textuelle est largement dépassée par une atmosphère musicale composée de chansons, de bruits de vagues et de cris d’horreur. À certains moments, un jeu habile d’éclairage et d’écrans plongent le spectateur dans une scène métamorphosée en plateau de cinéma. Quoiqu’il soit possible de croire que cette scénographie éloigne la pièce de sa nature textuelle originale, ce thriller théâtral raconte astucieusement la situation de la communauté homosexuelle en 1980, et donne réellement à Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette sa pleine dimension.
Cette pièce soulève deux grandes questions sur le théâtre. D’une part, le texte dramatique ne peut-il être que joué ? Ne tire-t-il toute sa grandeur que sur scène ? Et, d’autre part, une pièce jouée devrait-elle ressembler le plus possible à sa version écrite, c’est-à-dire à la pensée de l’auteur, ou le metteur en scène a‑t-il tous les droits ? Carole Nadeau a certainement rendu Provincetown Playhouse méconnaissable aux lecteurs, par une mise en scène moderne, utilisant diverses technologies scéniques qui agissent sur les sens et la perception du spectateur.
Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans est un trésor national à découvrir. Une pièce et une mise en scène à expérimenter. Rendez-vous au Théâtre d’Aujourd’hui sans faute, et que la folie soit de la partie !
Prends-moi, pends-toi
Julie Roy-Audet
Du 13 janvier au 7 février, la troupe Omnibus s’approprie La femme française de Louis Aragon et présente La femme française et les étoiles à l’Espace libre. Aux côtés de Louise Marleau, qui campe le rôle de ladite femme et narre une relation passée à travers une correspondance, Pau Bachero mime cette tragédie d’amour libre.
La pièce débute avec de la musique fragmentée, des sons mécaniques et une projection vidéo où l’on voit défiler une lettre écrite par une femme qui y mentionne le suicide de son fils. Elle assure à sa destinataire qu’elle n’y est pour rien et lui remet un paquet de lettres que son fils avait reçues d’elle. Trente ans plus tard, la femme relit ses lettres ; on la voit s’y affairer, étendue sur un lit, dans son appartement. Le tapis rouge, les miroirs, les sculptures aux formes phalliques, la décoration orientale rappellent La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix. Les thèmes du sexe et de la violence sont ainsi mis de l’avant. Or, contrairement à la toile de Delacroix, la femme n’est pas, dans La femme française et les étoiles, une victime. C’est une femme qui, telle la Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses, détient la voix et le pouvoir dans le jeu de la séduction.
Louise Marleau, dont la prestance et le charisme se prêtent à la mise en bouche du texte de Louis Aragon, teinte parfois celui-ci de monotonie et de lourdeur. Reste à savoir si la décision est celle du maître d’œuvre ou si elle fait partie de son jeu propre. Quoi qu’il en soit, le texte est trop chanté et la phrase se fait longue ; on oublie comment elle a commencée, on perd l’idée et, en un mot, on décroche, ce qui est particulièrement malheureux dans une pièce où le texte est abondant. De surcroît, le texte, bien qu’il ait été jugé audacieux à sa parution en 1924, est aujourd’hui loin d’étonner par son originalité. Les thèmes sont toujours d’actualité, mais trop communs ; le désir, la jalousie, le contrôle, le jeu de la séduction qui finit mal… Le texte reste beau, mais pas captivant.
Heureusement, les spectacles d’Omnibus ne négligent jamais l’importance du jeu corporel au théâtre. Ici, elle se manifeste à travers Pau Bachero qui fait prendre corps à la narration à travers le mime. Son agilité, la fluidité de ses mouvements et des expressions de son visage, sont largement plus éloquents que les soliloques de la dame. Bachero est un artiste multidisciplinaire qui a beaucoup voyagé pour parfaire son jeu. Il a fondé sa propre compagnie artistique (MeChAnIcS) et ses recherches sur le langage corporel l’ont également mené à participer à des projets touchant à diverses formes, tel que la danse butoh, le théâtre pour enfants et le théâtre de rue. La décision d’inclure le mime pour faire vivre le texte d’Aragon s’avère bénéfique et rend un bel hommage à ce texte qui célèbre le corps.
Il est enfin dommage que les moments humoristiques soient si peu nombreux dans la pièce, car ils y sont souvent opportuns et permettent d’alléger le texte par le côté loufoque de cette femme volage et passionnée, brûlante de désir envers chaque homme et chaque femme bien qu’elle vive un « amour emporté » enraciné dans la « complaisance physique ».
Intéressant si l’on veut se questionner sur l’amour physique et le jeu séducteur, sans plus.
Chaos pur et simple
Julie Côté
Ce n’est pas sans scepticisme que je me suis rendue au Théâtre d’Aujourd’hui afin d’aller voir la pièce Pur chaos du désir, écrite et réalisée par Gilbert Turp. La production, qui prend place dans la salle Jean-Claude Germain jusqu’au 31 janvier, ne lésine pas sur les questionnements existentiels, sur le couple et sur la société. C’est à travers les personnages de Rose (Catherine Florent) et de Benoît (Guillaume Champoux), deux universitaires qui sont également les nouveaux parents de la petite Aurore, que l’on revit les événements de l’École Polytechnique de 1989 ainsi que l’onde de choc qui s’en est suivie.
On passe de l’anéantissement de Rose face à tant de violence envers les femmes à l’incompréhension que ressent Benoît vis-à-vis ce geste, posé par un homme. La première partie de la pièce, sans entracte par ailleurs, retrace les réactions diverses qui en découlent. Rose et ses amies publient un manifeste alors qu’un ami proche de Benoît, qui a assisté à la tuerie, met fin à ses jours. Au gré des saisons, la blessure de Rose et de Benoît peine à se cicatriser et l’événement continue de hanter leur quotidien.
Tranquillement, la pièce fait place à une remise en question du couple : Benoît désire Rose ardemment alors que cette dernière, en lui collant des énigmes mathématiques sur la notion de vide, souhaite avant tout le voir terminer son doctorat. Mené au bord du gouffre, le couple se dissout : Rose quitte Benoît et Aurore pour la France, où elle tombe rapidement amoureuse de son collègue niçois.
C’est à ce moment de l’histoire que l’on se perd dans l’intrigue. Les frustrations de Benoît, devenu père monoparental qui peine à faire vivre sa fille, poussent le spectateur à se demander comment la pièce a pu passer d’une réaction sociale aux événements de 1989 aux misères d’un homme délaissé par celle qu’il aime. L’histoire tourne au mélodrame, ce qui est bien dommage car on préférerait sans doute assister aux réflexions du couple qu’à leurs déchirements criards et dramatiques. Le tout s‘achève sur un échange d’aveux entre Benoît et Rose, après avoir laissé croire au meurtre d’Aurore par son père.
Si la pièce n’avait pas tant manqué de crédibilité, les thèmes abordés –le rôle de l’homme et de la femme, le malaise entre les sexes– auraient pu susciter beaucoup plus d’intérêt. Le choix d’aborder un événement aussi tragique que celui qui a frappé la Polytechnique est discutable, d’autant plus qu’on finit par ne pas comprendre ce que cela a à voir avec les chicanes de ménage de Benoît et de Rose.
Il faut toutefois mentionner que le jeu des deux acteurs, Catherine Florent et Guillaume Champoux, est excellent ; à eux deux, ils occupent toute la scène et réussissent, malgré tout, à nous faire pénétrer dans l’univers du couple.
Malgré quelques réflexions qui furent somme toute appréciées, Pur chaos du désir ne parvient pas à convaincre le spectateur du bien-fondé de ressasser un événement tragique pour expliquer une réalité quotidienne. La pièce laisse un arrière-goût de tristesse dans la bouche et prouve, tout au plus, que certaines questions demeurent à jamais sans réponse.