Quand je suis arrivé au Japon, il y a de cela six mois, M. Shimizu a été le premier à m’avertir des dangers fauniques guettant les campagnards. « Si tu te promènes le soir, fais gaffe aux serpents ! Et si tu conduis, il se peut que tu croises des cerfs ou des sangliers… ou même des singes. » Il n’avait pas tort, puisque j’ai effectivement aperçu une douzaine de cerfs particulièrement adeptes d’escalade une nuit de novembre, alors que je conduisais sur une route serpentant le long d’une montagne.
J’ai même vu une vingtaine de singes il y a quelques semaines. Ils se la coulaient douce dans une rizière en dormance. Il paraît que le froid les incite à s’approcher de la civilisation, pour faire une razzia dans les jardins et les plantations qui contiennent encore de quoi à manger.
En fait, si en théorie M. Shimizu habite dans la même région que moi, la réalité est tout autre pour lui. Il a un appartement dans une grande ville à proximité (si on peut appeler un 1 ½ frappé d’anorexie un « appartement ») pour diminuer les déplacements entre son boulot et son futon. Quand son horaire le lui permet, il effectue le pèlerinage rural pour passer du temps avec sa famille.
Sa situation paraît encapsuler la culture d’entreprise qui perdure dans plusieurs domaines. Bien que disposant d’une formation pour enseigner les mathématiques, M. Shimizu s’est vu assigner un poste au département des langues étrangères du bureau de la commission scolaire. Je soupçonne que la perspective de devoir parler anglais sur une base semi-régulière lui donne quelques ulcères d’estomac, ce qu’il cache adroitement sous un sourire contagieux et un pep apparemment inépuisable.
Bien qu’on associe janvier au commencement, je ne puis m’empêcher de penser qu’ici, c’est le début de la fin. C’est la saison des examens d’admission pour ceux qui veulent continuer leurs études – au deuxième cycle du secondaire ou à l’université. Une fois ce moment masochiste d’étude à outrance passé, et une place garantie pour l’étudiant dans l’établissement éducatif de son choix, les dernières semaines d’école ne semblent guère avoir d’impact ni d’importance.
Pour ceux qui vivent plutôt au rythme de leur profession, il ne reste qu’environ deux mois avant le début de la nouvelle année fiscale, en avril. La majorité des employés ne connaîtront pas leur sort avant le 31 mars. C’est à ce moment qu’ils apprendront s’ils conservent leur poste, ou s’ils vont jouer aux chaises musicales – et si c’est le cas, s’ils vont devoir se transplanter dans une autre région.
Du point de vue d’un observateur externe – et, je dois l’avouer, un peu illettré sur les bords – le sens logique employé par la haute direction paraît difficile à saisir. Imaginez le scénario : vous complétez des études en génie informatique, vous postulez pour un emploi dans une grande entreprise, et vous vous retrouvez… au département du marketing.
En attendant, M. Shimizu fait de son mieux. Qui sait s’il continuera à orchestrer des séminaires dans quelques mois, ou s’il sera de retour dans son petit monde de nombres et de… sangliers.