J’en ai déjà parlé il y a quelques semaines, mais la dernière chronique de Pierre Foglia m’oblige à toucher le sujet une fois de plus : l’inaccessibilité de la beauté et de sa nouveauté, autant en musique que dans les arts en général. Tout cela a une conséquence malheureuse : nous sommes pris dans le confort de nos habitudes. Pourquoi cette peur d’être confronté à la nouveauté, cette incapacité à voir la beauté ailleurs que dans le cercle très restreint de la playlist de notre lecteur mp3 ?
Monsieur Foglia, dans une chronique intitulée « Le beau » parue le 14 février dernier, nous expose un exemple frappant de ce trait tout aussi mystérieux que navrant de la nature humaine. Il explique comment le Washington Post a, en janvier 2007, fait jouer Joshua Bell, l’un des plus grands violonistes de notre époque, à l’entrée d’une station de métro un matin à l’heure de pointe. Bell a joué pendant quarante-cinq minutes sur son Stradivarius de 1713, interprétant des pièces d’une grande virtuosité telles que la Chaconne de Bach, considérée par plusieurs comme étant la plus belle pièce jamais écrite pour violon solo. Gene Weingarten, l’auteur de cet article, s’est mérité depuis le prix Pulitzer 2008 pour le best feature writing. Il a expliqué que son journal était d’abord réticent à tenter une telle expérience. Comment allait-on maîtriser la foule qui allait inévitablement se former devant le musicien ?
Que s’est-il passé ? Je vous le donne en mille : seulement sept personnes sur les 1070 qui sont passées devant lui ce matin-là se sont arrêtées plus d’une minute pour écouter le jeune prodige. Seulement sept personnes ont osé apprécier cette belle musique, un chiffre qui « correspond bien à la moyenne des ours », fait remarquer monsieur Foglia avec sa pointe d’humour habituelle. On peut le voir en regardant les vidéos sur le site Internet du journal – car, oui, l’expérience a été immortalisée à l’aide d’une caméra cachée –, la grande majorité des passants ne prend même pas la peine de tourner la tête pour regarder Bell, comme si le violoniste était invisible. Était-ce la gêne de ne rien donner au musicien qui faisait agir les gens ainsi ? Étaient-ce les tracas des passants qui accaparaient leur attention au point de louper la performance de l’un des meilleurs musiciens de notre époque, jouant la plus belle musique jamais écrite, sur l’un des instruments les plus raffinés jamais fabriqués ?
Calvin Wyint, qui figurait parmi les passants interviewés par Weingarten, explique qu’il n’a rien remarqué parce qu’il avait ses écouteurs sur les oreilles. Encore ce maudit iPod ! Weingarten écrit : « Pour plusieurs d’entre nous, l’explosion des technologies a limité de façon perverse notre exposition à de nouvelles expériences, plutôt que de les accroître. De plus en plus, nous recevons nos informations de sources qui pensent déjà comme nous. Et avec les iPods, nous entendons ce que nous connaissons déjà, nous programmons notre propre playlist. » N’est-ce pas là exactement ce que je répète depuis le début de l’année dans mes chroniques ? Où est mon prix Pulitzer ?
Plus sérieusement, je crois que si cet article est si bon – je tiens d’ailleurs à remercier monsieur Foglia de me l’avoir fait découvrir –, c’est parce qu’il donne une franche leçon d’humilité. Pourquoi refuser de profiter de la beauté d’une pièce comme la Chaconne de Bach si elle est jouée dans le métro ? Pourquoi s’empêcher d’admirer une peinture, serait-elle au mur des Foufounes électriques ? Il vous faut, chers lecteurs, rester aux aguets. Qui sait, ce type louche jouant de l’harmonica assis dans un coin à la station Peel pourrait bien être Bob Dylan ! Savoir rester ouvert à la beauté, être prêt à la recevoir en toutes circonstances, voilà un défi intéressant qui mérite d’être relevé.
L’article « Pearls Before Breakfast » de Gene Weingarten est paru le dimanche 8 avril 2007 et se trouve sur le site web du Washington Post.