Explorer la pertinence de la Charia, ou loi islamique, dans le monde d’aujourd’hui, est l’objet d’une série de conférences organisée par l’Association des étudiants musulmans en droit de McGill. Mercredi dernier, Wael Hallaq, spécialiste en droit islamique, et Khaled Medani, professeur de science politique, ont esquissé des pistes de réponses à la question de la survivance de la Charia dans le monde moderne.
La Charia et l’État moderne : deux entités incompatibles
Il ne fait aucun doute pour Wael Hallaq que la Charia telle qu’elle était pendant des siècles est morte. « Nous n’avons pas, aujourd’hui, de culture juridique appelée Charia », a‑t-il dit. L’avènement de la modernité et de l’État-nation ont selon lui sonné le glas de ce système en mettant fin à la « communauté morale », structure sociale à laquelle la Charia servait de mode d’harmonisation. Réticent à définir la Charia comme une « loi », Hallaq a rappelé que la Charia pré-moderne se rapproche du droit coutumier en pratique. Cela lui conférait la flexibilité que n’ont pas les lois codifiées ; et a fortiori celles qui se fondent sur le précédent juridique. « La Charia d’aujourd’hui est une entité sous forme de texte, alors qu’auparavant elle était un esprit. Ses principes n’étaient jamais prononcés », a‑t-il affirmé, ajoutant qu’«un principe mis sur papier est un principe rigide ».
L’incompatibilité de la Charia et de l’État découle également de ce que les fonctions respectives de ces deux entités divergent fondamentalement. « La Charia est un système grassroots », a expliqué le professeur, « il prend naissance au niveau social même auquel il s’applique. » Cela le distingue de l’État, qui exerce son contrôle par le haut et qui, en pratiquant l’ingénierie sociale, « a remanié la Charia tant de fois qu’il en a détruit l’essence même. » Évoquant l’exemple du soutien conjugal, auquel la version abrégée de la loi substantive de l’Islam consacre cinquante pages, Hallaq a rappelé qu’«aujourd’hui, il n’y a que trois lignes sur le sujet, parce qu’il n’y a pas de société sur laquelle on peut dépendre pour l’application de ces fonctions. » La notion du souci de l’autre a, selon Hallaq, disparu en grande partie.
Toujours vivante dans les réseaux informels
Contrairement à Wael Hallaq, Khaled Medani affirme que « la Charia est bien en vie, mais pas au niveau de l’État. La communauté morale est très résiliente. » Adoptant un discours moins abstrait que celui de son confrère, M. Medani a illustré son propos par une comparaison entre l’Égypte et le Soudan, rappelant que « la résurgence de l’activisme islamique est liée à la crise économique des années soixante-dix », moment où l’État incapable d’assurer la distribution de certaines ressources a poussé les populations à avoir recours à des réseaux informels pour certains services.
M. Medani a expliqué qu’au Soudan, où le coup d’état de 1989 a été suivi de la mise en place d’un gouvernement islamique, la Charia résonne de façon négative dans une société qui s’en détourne de plus en plus, à tel point que l’on observe la résurgence du droit Soufi. L’Égypte, qui n’est pas une république islamique, mais dont la population est plus homogène que celle du Soudan, a paradoxalement une société civile plus orthodoxe. Cela dit, M. Medani a rappelé que le rapprochement de la Fraternité musulmane de l’État égyptien, auquel elle s’est traditionnellement opposé, l’a rendue impopulaire, ce qui a « mis la Charia sous arrêt cardiaque. » Le professeur a toutefois évoqué les classes laborieuses, qui pratiquent toujours la Charia dans le cadre d’une organisation informelle dans les « espaces non gouvernés. » C’est ainsi que l’on observe la popularité des mosquées privées, ainsi que de la provision privée de la protection sociale.
Au-delà des discours d’experts
Pour les jeunes musulmans ayant grandi en Amérique du Nord, la perception n’est pas bien différente. Imran Siddiqui, avocat originaire du Pakistan et installé à Atlanta est d’avis que « la Charia est en train d’entrer en conflit avec les lois occidentales et devra s’adapter dans un avenir proche ». Il estime que « l’adoption de la Charia par l’État ainsi que les avancées technologiques ont dénaturé tout ce qu’elle avait pu être. »
Sur la question de l’existence de tribunaux islamiques aux États-Unis ou au Canada, M. Siddiqui affirme que « si la Charia est en train de faire une poussée en Occident, les jeunes musulmans, surtout ceux que j’ai rencontrés aux États-Unis, seraient selon moi en grande partie opposés à l’usage de la Charia dans leur pays. » Il ajoute : « Pour être honnête, je pense que beaucoup de jeunes sont dégoûtés par les éléments radicaux. »
Pour Firas Ayoub, membre de l’Association des étudiants arabes en droit, « il est possible de régler les problèmes familiaux de manière privée, mais je pense que c’est plus aisé en Irak que dans un contexte comme celui du Canada, où il y a tant d’incompatibilités. »