Puisque cette chronique tire à sa fin, il m’a paru approprié de la dédier à une personne qui, par ses attributs caméléonesques, encapsule plusieurs des enjeux, sujets et états d’âme qui auront ponctué mes petits billets observateurs. Je profite donc de cette dernière parution pour vous décrire de façon plus détaillée Michiko, ma professeur de japonais.
De prime abord, elle est l’incarnation de l’aînée increvable. Bien qu’ayant plus de soixante ans, à la voir faire divers étirements (et se plier en deux spontanément) durant la pause, on ne lui donnerait pas son âge. Le jour, elle continue aussi à travailler dans son jardin et dans sa rizière, malgré sa crainte des serpents (qu’elle coupe en quatre avec sa serpe, question qu’ils arrêtent de bouger… car voyez-vous, un serpent coupé en deux, ça essaie encore d’attaquer…).
Puisqu’elle a actuellement la soixantaine, on peut déduire qu’elle n’était qu’une enfant lorsque le pays a été ravagé par la guerre. Si vous avez visionné (ou lu) Le tombeau des lucioles (alias Grave of the Fireflies), vous avez une bonne idée de son expérience. Elle a connu la grande misère, celle qui vous motive à attraper des insectes pour manger des protéines. Ses parents biologiques étant décédés des suites de la guerre, elle s’est retrouvée avec ses deux frères cadets dans une famille d’adoption.
Cela ne l’a pas empêché de développer une motivation, une énergie hors de l’ordinaire. Avec son sens de l’humour bien particulier, elle décrit sa retraite comme « praying and playing », blague facétieuse sur la difficulté qu’ont plusieurs Japonais à distinguer les consonnes « r » et « l ». Plus concrètement, en plus de l’enseignement (bénévole) et du jardinage, elle fait régulièrement des performances narratives pour les enfants et les aveugles. Elle essaie de voyager autant que ses économies et son fond de pension le lui permettent, profitant de la liberté de la retraite pour s’évader durant les périodes touristiquement tranquilles.
Comme plusieurs de ses congénères, Michiko tend à piloter son véhicule de façon un brin dangereuse (par politesse, on préfèrera le terme « excitant »). Dans son cas, c’est un amour incommensurable pour les chiens qui fait valser et ralentir sa conduite. Lorsqu’elle aperçoit un badaud qui promène son clébard, elle ne peut s’empêcher de reluquer l’animal et de déterminer sa race (et de couiner de bonheur si l’animal semble le moindrement adorable).
À l’instar de Hiro, elle n’a pas de gêne à contourner les traditions nippones. Cela explique peut-être son intérêt pour The Sound of Music (La mélodie du bonheur) ou encore Pride and Prejudice (Orgueuil et préjugés). Avant la retraite, elle était professeur à l’école primaire. De ses périples à l’étranger, notamment au Québec, elle a observé plusieurs systèmes et glané quelques idées qu’elle a appliquées par elle-même de retour au Japon. En cas de doute, elle me conseille simplement d’escamoter la hiérarchie pour m’adresser au directeur.
Ce qui ne l’empêche pas de manifester parfois doutes et inquiétudes. N’ayant guère pu observer ses parents biologiques, elle ne sait pas si ses occasionnels blancs de mémoire trahissent une apparition hâtive de l’Alzheimer. À l’occasion, elle se demande si son tracé de vie peut être qualifié de réussite. Alors, elle se rappelle Amélie, « le droit fondamental de rater sa vie », et continue à apprécier ses expériences inusitées. Après tout, ici, ce sont ceux qui ont la force de caractère nécessaire pour assumer leur « excentrisme » qui deviennent les repères des autres.