Voltaire l’a écrit, « Il faut cultiver notre jardin ». Cette métaphore n’aura peut-être jamais été aussi concrète qu’aujourd’hui. L’écrivain signalait par ces mots qu’il fallait laisser de côté les problèmes métaphysiques et nous concentrer sur les choses que nous pouvons changer et s’appliquer à faire évoluer la société.
Cette idée, Emily Rose Michaud l’a adoptée. Née à Halifax, elle termine ce printemps un baccalauréat en beaux-arts à l’Université Concordia, avec une concentration en « textile print & dye, drawing and inter-media performance » [textiles, peinture et dessin, et médias hybrides] . Emily n’a pas seulement les pouces verts, elle a tous les doigts trempés.
La planète subit les contrecoups de ceux qui l’habitent, réalité maintes fois rappelée, mais qu’en est-il vraiment des possibilités pour rétablir l’état de la nature ? Dans son studio baigné dans la lumière et la chaleur du soleil, l’artiste raconte les origines et révèle les plans à venir de son projet artistique et communautaire. Emily nomme ce grand projet, dont le point central est le Jardin Roerich, le « Pouvoir aux pousses » (Sprout Out Loud). Tout découle d’un désir d’établir une relation d’écoute avec la nature.
Également peintre, Emily explique le besoin de « sortir du cadre », de s’insérer dans une échelle plus grande, d’engager son corps, et enfin de créer une connexion avec son environnement social. S’inspirant de plusieurs artistes qui, dans les années soixante-dix, ont introduit le courant appelé « Land Art » ou « Earthwork », Emily Rose Michaud a développé sa propre démarche artistique. Contrairement aux artistes qui l’ont précédée, elle s’affirme en communion non seulement avec la nature , mais avec toute la communauté qui l’entoure. Ces artistes du Land Art, explique-t-elle, s’appropriaient la nature de manière destructive et s’imposaient à elle dans une relation malsaine, utilisant parfois des bulldozers pour créer leurs œuvres. Ces artistes manquaient d’écoute, se laissaient entraîner par leur égo artistique et ne parvenaient pas à établir une véritable relation avec l’espace dans lequel ils produisaient. Ainsi, « l’espace, le lieu et la terre sont devenus primordiaux pour moi,» dit-elle.
L’artiste explique qu’elle se sent également proche des féministes qui tentent sans cesse de dépasser les cadres établis, de sortir de la tradition, de l’histoire créée par le « mâle blanc moderne », une histoire culturelle et contemporaine soumise à une logique cartésienne. « L’histoire de l’art a constamment été encadrée et est ainsi devenue inaccessible pour plusieurs personnes. Elle ignore le quotidien et la vie culturelle hors des établissements », affirme-t-elle. Ce qui est éphémère, ce qui n’existe que dans l’instant ou dans les souvenirs, peut difficilement accéder aux archives de l’Histoire. C’est au cours de diverses lectures (entre autres, Bell Hooks, Belonging : A Culture of Place) que la philosophie d’Emily Rose Michaud s’est construite.
En novembre 2007, elle débute le projet de « terrassement » du Jardin Roerich. À l’origine, ce canevas aux dimensions urbaines était destiné à attirer l’attention sur les projets de développement du quartier Maguire dans le Mile-End. Le terrain vague débordant de verdure, côtoyant les chemins de fer au sud du Métro Rosemont et jouxtant le couvent des Carmélites, est menacé de disparaître sous le ciment à partir de 2009–2010. Les plans se renouvellent sans cesse, et bien qu’Emily Rose Michaud se soit adressée à la mairesse Helen Fotopulos pour obtenir plus d’informations, le tout demeure plongé dans le mystère. Enfin, faisant appel à son entourage, Emily se met à jouer avec la terre.
L’histoire du nom et du symbole du Jardin Roerich est intimement liée à celle de Nicolas Roerich, peintre russe associé au mouvement Pax Cultura. Roerich s’est réapproprié un symbole composé de trois cercles, symbolisant une connexion entre différentes sources. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce symbole, qui sous la main de Roerich est devenu trois équi-cercles rouges placés au centre d’un plus grand cercle, était dressé sur le toit de musées, d’églises et de divers monuments historiques et culturels afin d’éviter l’attaque des bombes aériennes. Roerich l’a utilisé comme symbole de préservation culturelle et d’union entre la nature et la culture.
Emily Rose Michaud transporte cette image, qu’elle avait déjà utilisée dans d’autres œuvres, sur le terrain du Canadien Pacifique. Avec le projet Pouvoir aux pousses, (Sprout Out Loud) le jardin est devenu un espace communautaire où sont organisées des séances de plantation, des cours éducatifs sur la connaissance et la reconnaissance des plantes, et où se déroulent des journées de corvées potagères collectives.
Comme toujours, les difficultés du projet ont fait surface après la mise en terre. Au bout d’un an, l’artiste, qui avait utilisé plusieurs tonnes de terre et plusieurs sacs de feuilles mortes, s’inspirant des techniques de permaculture et de compostage, a dû repenser son projet, faute de main‑d’œuvre, d’une part. L’organisation du jardin nécessite en effet un travail considérable et, bien que plusieurs bénévoles aient été présents au rendez-vous, leur effectif n’a pas suffi. Emily explique que, par manque de temps, elle ne pouvait s’occuper aussi souvent qu’il ne l’aurait fallu du jardin. Ainsi, les mauvaises herbes ont poussé et plus qu’un des trois cercles n’est encore pleinement visible. À la difficulté de promouvoir le projet à un cercle social plus étendu, s’est ajouté celle d’établir une relation d’écoute avec la nature. L’artiste a compris que ce n’était pas à elle de « contrôler [la nature] sauvage » et d’enlever les mauvaises herbes.
Alors qu’elle réfléchit aux modifications concrètes à apporter à son projet, Emily Rose Michaud travaille aussi à la rédaction d’un livre qui rendrait hommage au Jardin Roerich et aux vies qui sont touchées par ce projet. L’idée d’un livre interactif lui est venue à l’esprit l’année dernière. Elle collabore avec Christine Préfontaine, dont la maison d’édition Artefatica offre des publications qui peuvent être librement copiées et remaniées sous la seule condition de créditer la source de l’original. Elle collabore également avec Kim Mok, designer graphique. Le livre du Jardin Roerich se séparera en cinq sections, dédiées tant à faire un bilan du projet qu’à décrire son histoire, ainsi que celle du champ et du quartier du Mile-End, et à offrir un genre d’exergue pour la communauté avec entre autres des photos. De plus, des possibilités pour l’avenir du Jardin Roerich (la bioremédiation, par exemple) et un portrait des alternatives locales et internationales qui préservent la vie naturelle et sauvage dans l’espace urbain y seront présentés. Emily Rose Michaud ne perd toutefois pas son âme de militante et désire aussi insérer dans chaque livre une pétition détachable que tous pourraient faire signer à leur entourage et soumettre à la mairesse de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal.
Emily Rose Michaud ignore si c’est son rapport au cycle des saisons qui l’entraîne à toujours suivre la girouette, mais ses œuvres et le Jardin Roerich sont toujours axés sur l’idée d’agir au présent, dans un instant d’écoute de l’environnement. Elle affirme qu’elle ne se reconnaît pas dans les étiquettes collées aux environnementalistes. Ces mots, environnemental, développement durable, éco‑, bio, organo‑, sont selon elle utilisés à l’excès de nos jours. Ces mots, explique-t-elle, agissent sur une peur qui souvent ne fait qu’encourager les gens à consommer. C’est une façon de se dire responsable, sans réellement s’engager et sans changer nos habitudes de consommation. Elle ne fait pas de yoga. Pourtant, elle réalise qu’il est essentiel d’écouter son corps et de vivre au rythme de sa respiration, chose qu’elle a pu pratiquer pendant les nombreuses heures de travail physique vouées à l’entretien du jardin. L’artiste crée des armures sur lesquelles poussent des graines, symboles d’une protection venant de la terre, d’un désir de préserver des traditions perdues et de donner une voix artistique à des éléments vivants. Elle rappelle, comme plusieurs autres, que l’art s’est isolé de la vie. L’art est trop souvent un objet fini, fermé et le processus de création s’en est échappé. L’art n’inspire plus. Emily Rose Michaud cherche ainsi une façon différente d’apporter l’art vers les gens tout en respectant sa voix artistique, qui s’harmonise avec la nature.
Elle affirme qu’elle n’a pas fait d’études en paysagisme ou en sciences de l’environnement. Elle a puisé son savoir dans des livres, dans des discussions, et à l’intérieur de divers expériences et voyages, principalement aux États-Unis. La connaissance est à portée de main. Emily Rose Michaud désire sauvegarder nos traditions, mais pas en les enfermant dans des musées. Elle évoque plutôt l’importance de l’échange de connaissances, de l’entraide et de la communication. L’artiste révèle enfin que l’environnement urbain est à la fois un outil propice à ces échanges et une nuisance, car voulant sans cesse faire l’expérience du quotidien les yeux et les oreilles ouverts, nous en aboutissons à un point où les stimulations sont trop grandes et trop nombreuses, où nous ne sommes plus en symbiose avec le présent, la vie. Toutefois, l’espace urbain permet plus facilement de nouvelles rencontres, de côtoyer différentes personnes avec différentes connaissances et de trouver un pouvoir dans l’organisation.
Emily Rose Michaud n’est pas déconnectée de la réalité contemporaine. Sa boîte à outils est son sac Louis Vuitton. Elle ne veut prôner aucune idéologie, mais simplement inspirer une réappropriation saine de nos vies et de notre espace en vue de vivre sans tension avec notre quotidien.
Cet été, Pouvoir aux pousses organisera au Jardin Roerich des événements afin de partager l’atmosphère qui émane de cet espace avant que les plans de développement soient exécutés. Il est possible que ce soit le dernier été de cette petite prairie au sein de la ville.
Pour en savoir plus et pour être inspiré, visitez le :
www.emilyrosemichaud.com