C’est au milieu d’une pièce glauque et surannée qu’une jeune femme (Anne-Élisabeth Bossé) fait son apparition. Agressive et furieuse, elle lance une pluie d’insultes à quelqu’un dont on ne peut que deviner la présence, mais que l’on suppose être l’homme qui l’a subitement et rudement larguée. Son langage est vulgaire, d’une cruauté brute, imaginative et imagée, mais révèle aussi ce besoin, empreint d’authenticité, de dire une fois pour toutes ce que l’on tait, ce que l’on cache, ce qui dérange. Cette menace de vengeance entrecoupée de « je t’aime », qui se solde par un brusque changement d’humeur plutôt humoristique, constitue la première d’une série de courtes scènes qui forment Rouge Gueule, oeuvre du jeune dramaturge Étienne Lepage portée sur la scène par Claude Poissant, le fondateur et directeur artistique du Théâtre PàP (Petit à Petit).
Ainsi, ce premier monologue invite le spectateur à approcher la parole comme un exutoire contre l’ennui, la pudeur, les remords, la bienveillance et la tolérance. Toutes les facettes de ce qui peut normalement être associé au contrôle du discours en présence des autres sont ainsi articulées à travers plusieurs personnages, qui révèlent chacun à leur manière la perversion qui les habite et qu’ils clament haut et fort. À travers un recours très juste au monologue, un adolescent (Hubert Lemire) réitère l’importance de l’apparence et se réjouit « de ne pas être laid ». Il se fait plus tard dévisager à coups de bâton de golf par un médecin (Jacques Girard) hanté par le fait de ne jamais avoir eu de succès auprès des femmes, tandis que le fils de ce dernier (Jonathan Morier) confie la difficulté qu’il éprouve à assouvir ses fantasmes sexuels étranges. Ainsi s’entrecroisent indéfiniment les confidences dérangeantes d’individus réunis, au-delà de l’association que l’on comprend, par une frustration sans complexe qui s’exprime à travers les phrases coup de poing d’Étienne Lepage.
Alors que la maîtrise du monologue est tout à fait prouvée, les quelques scènes de dialogue semblent dépourvues de la finesse et de la lucidité qui permettent une réelle provocation, elle-même parfois entravée par de trop nombreux recours à un humour qui, tout en instaurant le malaise désiré, affaiblit quelque peu la charge violente du texte. La mise en scène de Claude Poissant, à qui l’on doit notamment Mutantès de Pierre Lapointe, se fait inégale, certaines confessions portées par des images justes et éclatées s’opposant à d’autres scènes dont la trop grande simplicité parsème la pièce de longueurs. Il en va de même pour l’interprétation, qui révèle d’un côté toute l’intensité d’Alexandrine Agostini ou de Jacques Girard, dont le jeu traduit physiquement et avec une grande précision le défoulement langagier qu’offre le texte, alors que de l’autre côté se perçoit dans les gestes des autres comédiens une certaine retenue.
Tel le visage ruisselant d’encre de l’adolescent « dévisagé » par l’assaut d’un médecin troublant et troublé, Rouge Gueule cherche à agresser et à déranger le spectateur en le sortant de sa zone de confort par un grand coup de poing théâtral qui, bien qu’il ne terrasse pas totalement, vaut la peine d’être asséné. La prochaine offensive d’Étienne Lepage sera sans doute impatiemment attendue.
Rouge Gueule
Où : Espace Go
Quand : jusqu’au 14 novembre
Combien : moins de 30 ans, $24