La Faculté de médecine
En 1821, le prospère commerçant de fourrures qu’était James McGill a non seulement légué les terres sur lesquelles se tient l’actuel campus du centre-ville, mais a également avancé la quasi-intégralité des fonds nécessaires. Ça ne s’est pourtant pas fait sans conditions ; il exigeait que l’Université soit sur les rails à l’intérieur des dix années suivant sa mort, sans quoi l’argent et les terres seraient retournées aux enfants de sa femme.
Les choses se sont donc rapidement mises en place : quatre physiciens et praticiens formés à l’Université d’Édimbourg ont vite fait d’intégrer l’Institution médicale de Montréal, qui leur appartenait alors, au Collège McGill qui portera dès lors le nom de son mécène et fondateur. L’Université McGill pouvait désormais compter sur une faculté de médecine en bonne et due forme, tout en s’assurant que le coffre offert par James McGill conserve ses fins éducatives. La faculté devenait la première en son genre au Canada, et la seule à l’Université à détenir le pouvoir de décerner des diplômes à ses étudiants.
La faculté s’installe d’abord dans le Pavillon des Arts que l’on connaît aujourd’hui. Montréal, pourtant, ne s’étendait pas encore jusque là. Les professeurs et étudiants devaient ainsi trouver le moyen de venir par des chemins bosselés et embourbés, ce qui était particulièrement ambitieux pendant les rudes hivers que l’on connaît à Montréal.
En 1907, un incendie détruit les murs d’un bâtiment qui se tenait exactement là où se trouve aujourd’hui l’édifice James de l’administration. « Lord Strathcona, un ami de toujours de l’Université, ne tarde pas à offrir son aide en achetant un terrain sur lequel il fait construire un nouveau bâtiment pour la faculté déracinée », peut-on lire dans les Archives de McGill. Un nouvel immeuble, donc, qui se situera sur le coin sud-ouest de l’avenue des Pins et de la rue de l’Université, juste en face de l’Hôpital Royal Victoria et qui portera son nom. Son architecture s’inspire de l’entrée de l’hôpital, créant ainsi un effet miroir. L’immeuble contenait alors un dôme magnifique fait de vitraux, un musée ethnologique et une salle de lecture pour les étudiants qui elle, existe toujours.
Un des noms inévitablement lié au prestige de la Faculté est celui de Sir William Osler, étudiant à McGill avant qu’il ne parte pour la Pennsylvanie. À sa mort, il lègue à l’Université son importante collection de livres et de documents sur l’histoire de la médecine. C’est en 1921 que la bibliothèque Osler ouvre ses portes, déménagée pièce par pièce lors de la construction du Pavillon MacIntyre, cette tour en béton de forme circulaire de seize étages au nord du pavillon Stewart, où elle se trouve toujours. Devenu une véritable icône et parfois appelé le « père de la médecine moderne », Osler est surtout connu pour avoir institué la résidence en médecine (stage postdoctoral que doivent dorénavant suivre les futurs médecins pour obtenir leur droit de pratique au Canada) et pour sa théorie de l’apprentissage, selon laquelle les étudiants doivent apprendre par la pratique. L’idée s’est répandue à travers le monde et c’est pour cette raison qu’aujourd’hui un grand pourcentage des praticiens hospitaliers sont des internes.
La Faculté de médecine reste peut-être celle à l’histoire la plus prestigieuse. « Elle était et demeure aujourd’hui l’une des plus vénérée à McGill, et c’est pour lui rendre hommage que Lord Strathcona s’est appliqué à travailler chaque détail de l’architecture du bâtiment », peut-on lire sur le site Web de la Collection d’Architecture Canadienne. Après avoir récemment ouvert le premier centre de simulation entièrement intégré du Canada, la Faculté compte bientôt ouvrir le « Complexe des sciences de la vie », qui devrait concentrer un nombre important de chercheurs en biomédecine.
Afin de mieux comprendre la logistique entourant les sujets d’étude des étudiants en médecine, c’est-à-dire les cadavres, Le Délit a posé quelques questions à des professeurs d’anatomie, Dr Miller et Dr Bennett.
Tout d’abord, il faut savoir que les donations de corps sont régies par le Ministère de la Santé du Québec et qu’un corps peut être affecté soit à l’Université McGill, à l’Université Laval, à l’Université de Sherbrooke ou au Cégep de Rosemont, qui offre une technique en thanatologie. McGill n’a pas proprement de programme d’acquisition de cadavres. Dr. Miller explique que « les cadavres utilisés proviennent de morts naturelles [comprenant toutes les maladies], mais pas de morts accidentelles, puisque ce seraient des corps mutilés, donc moins adaptés à l’étude de l’anatomie par les étudiants. Nous n’acceptons pas non plus les cas d’obésité extrême, qui compliquent aussi l’étude anatomique. »
Lors de la première année, les étudiants abordent l’histoire de la médecine. Puis, pendant un mois, ils étudient les bases de la biochimie et de la biologie cellulaire. C’est ensuite que commence l’étude pratique, celle-là même qui nécessite les cadavres. McGill demeure l’une des seules écoles de médecine au Canada à privilégier cet enseignement concret plutôt qu’avec des spécimens prédisséqués ou simplement par la technologie multimédia (i.e. photos et vidéos). « La préservation des corps requiert beaucoup de dépenses en matériel et beaucoup de temps de technique », explique Dr. Miller, ce qui explique que cette forme d’enseignement soit en perte de popularité. Il note néanmoins que ce genre d’étude est au coeur des valeurs du département de McGill, et que « l’opportunité qu’a l’Université d’ouvrir les portes de la salle d’opération est unique : les étudiants se retrouvent face à face avec de véritables être humains ayant toutes sortes d’anomalies, et ce, en trois dimensions. »
Par groupes d’environ quatre ou six (avec un étudiant en médecine dentaire), les étudiants dissèquent le cadavre conservé par la méthode d’embaumement. Cette technique « qui consiste à injecter des produits chimiques dans le corps » donne à la peau une texture semblable au cuir, explique Dr Bennett. Une nouvelle technique, préservant les corps dans des réservoirs d’aluminium remplis de liquide, permet de conserver la texture naturelle des tissus humains, mais est plus coûteuse et n’est pas nécessaire pour les étudiants en première année de médecine.
À ce stade, ils ne savent rien de l’identité des cadavres –pas de nom, pas de cause de mortalité. La biographie des défunts demeure confidentielle aux étudiants tout comme aux professeurs. Seul le responsable du programme de dons de corps et le technicien de laboratoire en savent davantage. Un morceau de tissu cache le visage de tous les cadavres, et la classe ressemble davantage à une salle d’opération.
Dr. Miller précise « qu’habituellement, les personnes décédées sont âgées, francophones, catholiques et issues de classe moyenne ». Passant du thorax, à l’abdomen, jusqu’au pelvis, les étudiants apprennent à disséquer, à identifier différentes parties du corps (organes, muscles, nerfs, etc.), et à les associer à des fonctions. Ils découvrent aussi la condition de santé de la personne : ils peuvent apercevoir des poumons noircis par la cigarette ou une implantation mammaire. Les cadavres sont gardés pendant un an. Par la suite, ils sont enterrés ou incinérés. Quant aux parties disséquées, elles pourraient être préservées indéfiniment, mais après dix ans, elles finissent par sécher ou par être détruites à la suite des manipulations par les étudiants.
Qu’en est-il de l’éthique, est-ce que tout peut se faire sur le cadavre ? Dr Bennett souligne que les cadavres sont soumis à « une étude anatomique » et non à des « expériences ». Cette façon d’enseigner peut permettre de développer de « nouvelles approches en chirurgie ». Dr Miller explique qu’il y a une différence à faire entre les écoles médicales et la recherche médicale. « L’éthique est plus sévère en Amérique du Nord et en Europe qu’en Extrême-Orient. Par exemple, il y a une controverse entourant les cadavres venant de la Chine dans l’exposition Body Works » –certains cadavres proviendraient de prisonniers exécutés.
Au mois de mai, la Faculté organise une rencontre à l’intention de tous les étudiants en médecine et des familles des défunts. C’est l’occasion pour les étudiants d’exprimer leur sentiment et de témoigner de leur expérience par des chansons, des poèmes et des textes.
Le Délit a interrogé quatre étudiants en médecine et une étudiante en médecine dentaire pour connaître leurs impressions et l’importance de l’enseignement cadavérique.
Le Délit [LD]: En un mot, définissez votre relation avec le‑s cadavre‑s.
Jad Abou Khalil [JAK]: Académique.
Maxim Ben-Yakov [MBY]: Étrange.
Cindy Nagel [CN]: Respectueuse.
Jessica Nehmé [JN]: Ça m’a prit un peu de temps avant de développer une relation à la fois d’apprentissage et de respect envers notre cadavre : il était devenu un enseignant muet et de ce fait un excellent enseignant d’ailleurs puisqu’il avait toutes les réponses, mais nous les faisait chercher sans relâche.
Stephan Ong-Tone [SOT]: C’est une relation de professeur à étudiant.
LD : Aviez-vous une peur ou une affection envers ces cadavres ? Leur parliezvous, ou leur donniez-vous un nom ?
JAK : Il ne s’agit pas de peur. Le rapport avec le mort n’est ni sacré ni personnel, mais exclusivement académique. Le malaise provient du fait que tu brises les tabous sociaux qui régissent notre comportement autour du cadavre. La relation avec le défunt reste très respectueuse. Ce sont des personnes qui ont volontairement donné leurs dépouilles pour notre éducation. C’est très noble comme action, et ça affecte la relation au cadavre, qu’on appelle « donneur ».
MBY : J’avais beaucoup de respect pour ces personnes. Ces cadavres ont été des humains, ils parlaient et marchaient. Il m’est arrivé de les saluer, mais ce n’était jamais « mon » cadavre. C’est une expérience qui rend très modeste.
CN : Aucun des deux, mais je dirais « peur » plutôt qu’«affection ». Notre groupe n’a pas donné de nom à « notre » cadavre.
JN : Je les respectais énormément ; j’admirais la décision qu’avaient prise ces individus de leur vivant. Je ne parlais pas au cadavre. Lui donner un nom aurait par ailleurs été un manque de respect à mon avis. Un nom est accompagné de toute une personnalité lorsqu’on connaît la personne qui le porte, et ne connaissant pas ces individus de leur vivant, je ne pouvais pas leur attribuer une identité fictive.
SOT : Je ne leur ai jamais donné de nom. Je connais des gens qui, eux, nomment leur cadavres, et je suppose que c’est une façon pour eux de gérer la situation, et de développer une relation avec leur cadavre.
LD : En quoi l’étude sur un cadavre estelle différente de celle sur un vivant ? Et pourquoi est-elle alors pertinente ?
JAK : Je trouve que le programme de dissection crée une continuité avec l’histoire de la médecine, on se sent un peu comme Jean- Martin Charcot ou Harvey Cushing. Ça concrétise la mort et la maladie, et surtout ça démystifie le côté intouchable du corps humain. Ça a aussi des désavantages un peu plus puérils : une odeur persistente qui te suit pendant des jours, et on a paradoxalement une faim de loup juste après –apparemment c’est un effet des effluves de formol.
MBY : Pouvoir apprendre sur ces cadavres nous permet réellement de découvrir l’anatomie humaine sans s’inquiéter de blesser la personne. On peut plus ou moins faire ce qu’on veut. Travailler avec des vivants, entre camarades de classe par exemple, est aussi extrêmement important, car il y a des réactions et des impressions. En médecine, le toucher est essentiel. Mais travailler d’abord avec des cadavres permet de développer une confiance par rapport à nos connaissances et au corps humain.
CN : Le cadavre nous donne l’opportunité d’étudier des parties du corps qui seraient autrement impossibles à examiner. Je crois que cet apprentissage aide beaucoup à se rappeler des détails.
JN : L’imagerie ne talonnera jamais la puissance de l’expérience sensorielle colorée, texturée et contextuelle qu’offre l’exploration d’un cadavre.
SOT : Vous pouvez retirer certains organes et les examiner isolément. Travailler sur un cadavre offre beaucoup de pratique, et de la marge pour faire des erreurs, parce que souvent il s’agit d’essayer les mêmes techniques plusieurs fois.
LD : Combien de temps passiez-vous en moyenne par semaine avec votre cadavre ? Préfériez-vous être seul ou accompagné ?
MBY : Avec un baccalauréat en physiothérapie, je passais de deux à six heures par semaine. J’y allais seul le plus souvent, mais il faut souligner que le cadavre est « partagé ». Une seule personne peut couper telle ou telle partie.
CN : Honnêtement, aussi peu de temps que possible. J’ai surtout utilisé les démonstrations par vidéo pour étudier. J’aimais étudier avec un ou deux autres étudiants, surtout parce que si tu n’es pas sûr d’identifier une partie, les autres le savent ou nous pouvons la trouver ensemble.
JN : Je n’avais aucune difficulté à travailler seule avec le cadavre. J’avais beaucoup plus de facilité à me concentrer et les foules en sarrau blanc s’affairant autour des tables me donnaient toujours étrangement l’impression que nous manquions de sensibilité. Lorsque j’étais seule avec un cadavre, c’était comme aller aux heures de disponibilité après la fin des cours.
SOT : Quand je travaillais avec les cadavres on était avec eux près de dix heures par semaine. Être seul avec un cadavre est plutôt rare, parce que la plupart du temps les étudiants y vont avec au moins un camarade, pour se tester mutuellement et réviser, s’ils se préparent pour un examen.
LD : Comment vous sentiez-vous après avoir disséqué le cadavre ? Sentiez-vous un accomplissement, une connaissance ?
JAK : On se sent surtout privilégié de pouvoir acquérir ce savoir. Quelqu’un t’a donné son corps pour que tu puisses apprendre. On est très reconnaissants.
MBY : C’est une expérience très enrichissante ; ça ne peut être plus réel. C’est une vraie opportunité.
CN : Je me sentais parfois assez mal, d’autres fois, je me sentais triomphante parce que j’apprenais quelque chose de nouveau.
JN : Une des plus grandes satisfactions de tout ce processus fut de rencontrer les familles dont ces individus faisaient partie de leur vivant et de leur communiquer notre reconnaissance avec humilité ainsi que, dans certains cas, de parvenir à les apaiser quant au choix des être aimés.
SOT : Je ne dirais pas que je ressens un accomplissement, mais peut-être le sentiment d’avoir gagné en connaissance. C’est peutêtre plus une satisfaction comme quand vous finissez un bouquin et que vous avez une meilleure compréhension de l’histoire qui a été racontée. De cette même façon, les cadavres nous proposent une histoire personnelle, que vous pouvez inventer à travers vos propres observations. Mais c’est aussi l’histoire de l’anatomie du corps humain.