Ce sont les cellulaires vibrant à l’unisson au beau milieu de son cours qui, les premiers, ont suggéré à notre T.A que la situation dégénérait. Les regards soudainement terrifiés de ces jeunes étudiants à peine sortis du cégep, le tumulte et l’agitation dans la classe puis le mouvement de foule vers la porte, les chaises renversées, la course, les cris dans les corridors, les alarmes du Leacock qui, tout d’un coup, se sont rajoutées au désordre général… la panique a soufflé à travers tout l’édifice et Elle, elle est restée derrière, la craie encore serrée entre ses doigts, tremblante devant la classe déserte.
Par terre, un téléphone abandonné passe en boucle le message à l’origine du drame. « This is a bomb alert, please remain calm, evacuate the building and follow the instructions of any security officer. This is not a practice, please locate the closest exit and calmly evacuate the building…»
Une alerte à la bombe. Et sa place béante à Lui, le vide infini de sa présence en classe, depuis deux semaines déjà. Toujours, les images de sa révolte lui tournent en boucle dans la tête. « Fuck la bourgeoisie ». Est-ce lui, vraiment, qui vient de poser une bombe au coeur même de l’institution la plus respectée au Québec ? Est-ce lui, son bel amant, qui menace non seulement la vie de centaines d’inconnus, mais sa vie à elle ? Le vertige la saisit et elle tombe sur le sol.
* * *
Steeve le regarde, béat, le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Lui n’en croit pas un mot.
-Tu as posé une bombe dans mon université, à l’instant précis où la femme de ma vie donne son cours?!
-La femme de ta vie ? Ta fucking british bourgeoise ? Je pensais que c’était fini ces niaiseries-là.
-Steeve, s’il lui arrive quelque chose, je t’arrache les yeux avec mes dents.
Le très glorieux Steeve, encore enroulé dans son drapeau rouge, n’a pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. Son cousin a déjà quitté le quartier général des manifestants en claquant la porte derrière lui.
* * *
Elle aurait pu se réveiller entre ses bras forts à lui, elle aurait pu se réveiller collée contre le torse de Richard ou réfugiée contre la poitrine velue d’un pompier viril et puissant. Mais entre tous les hommes héroïques qui auraient pu venir à sa rescousse, pourquoi fallaitil que ça soit son horrible directeur qui apparaisse au milieu de la tourmente ? Le voir là, déguisé en Père Noël, visiblement ivre, sans doute arraché au party de fin de session du département, suffit à la réveiller d’un coup sec. Il la dévisage en riant, ses petits yeux porcins fixés sur son décolleté, un filet de bave collé entre ses lèvres.
-Eh bien, mademoiselle, Dieu merci certains hommes ont plus de sang-froid que leurs T.A. rouquines…
Elle lance un gémissement d’effroi, se précipite vers la porte et parcourt en panique le corridor désert. Le bruit de ses talons résonne entre l’alarme du Leacock et le rire machiavélique de son professeur.
Elle court et court et court encore, trébuche dans les escaliers, manque une ou deux marches et se retrouve sur le sol, la cheville engourdie, les yeux noyés de pleurs. Cette journée ne finira donc jamais ?
Mais soudain, Richard est là, comme sorti de nulle part, deus ex machina. Il la lève et la prend contre lui, elle pose sa tête contre son épaule, s’abandonne aux larmes et perd la notion du temps.
* * *
Il est devant la fontaine des trois nus. Franchir la ligne de sécurité n’a pas été simple. Il a croisé parmi la foule paniquée quelques compatriotes académiques, mais nulle part il n’a vu la tignasse flamboyante de sa douce, aussi a‑t-il décidé de voler à son secours, malgré les interdits policiers.
Il a pratiquement atteint le Leacock quand soudain, il croise un grand blond frisotté qui porte dans ses bras sa petite lionne, sa T.A. adorée, visiblement sous le choc.
Leurs regards se croisent un instant. Un bref moment hors du temps. Trop vite, Elle baisse les cils, l’air contrit, avant de relever des yeux pleins de larmes vers Lui. Mais il a déjà détourné le regard, furieux, blessé jusqu’au plus profond de l’âme.