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Le savoir idéal

Quels critères doivent guider l’université idéale dans le choix du savoir qui est enseigné et financé ? Entrevue avec Vincent Pouliot, professeur adjoint au Département de science politique et expert en philosophie des sciences sociales.

L’université a le rôle de préserver, de générer et de diffuser le savoir. Mais quel savoir ? Qui choisit ce savoir ? Serait-il pertinent remettre en question la connaissance placée sous le sceau de la consécration académique ? L’université idéale devrait avoir une réponse idéale à ces questions. Mais la réalité complexe n’appelle pas une réponse simple.

L’inertie de la science

L’avancement de la science est un processus laborieux. Une fois qu’une idée est acceptée, il est particulièrement difficile de la remettre en question. Il fallu près de 2000 ans, entre Aristote et la révolution copernicienne, pour se défaire de l’idée que la Terre est le centre de l’univers. Le philosophe des sciences Thomas Kuhn qualifie un tel changement de révolution scientifique parce qu’il change la « science normale », c’est-à-dire la science fondée sur des accomplissements scientifiques passés, à laquelle une communauté scientifique adhère et qui définit quels problèmes et quelles méthodes de recherche sont légitimes. La science normale actuelle croit en l’objectivité de la recherche. Son but est de trouver des liens de causalité et des règles générales vérifiables, dans le monde naturel comme dans le monde social.

Dans la pratique de la recherche, les découvertes sont souvent contradictoires, et les chercheurs luttent non seulement pour démontrer la véracité de leurs hypothèses, mais également pour obtenir les ressources nécessaires à la continuation de leurs recherches. Le dilemme fondamental auquel est confrontée l’université dans la détermination du « bon » savoir, est de décider pour quoi, et à qui, sont allouées les ressources de la recherche.

Toutefois, le système d’allocation des ressources à la recherche scientifique offre peu d’opportunités à la remise en question. L’enseignement se limite au savoir considéré comme « scientifique ». Les bourses et les publications sont octroyées selon des lignes directrices établies par la science normale, et mènent à l’obtention de postes de professeurs, plaçant les individus ayant le mieux intégré la science normale dans la position de diffuseurs du savoir et de juges de la connaissance acceptable pour quelques décennies, perpétuant le système. Certains étudiants se sentent même contraints d’adhérer à des approches conventionnelles pour s’assurer une place sur le marché hautement compétitif de l’emploi académique.

Que peut faire l’université idéale pour corriger cette dynamique ? Pour répondre à ces questions, Le Délit a demandé l’opinion de Vincent Pouliot, professeur adjoint au département de science politique, expert en philosophie des sciences sociales et de la méthode interprétative, une méthode qui questionne le postulat d’objectivité de la science normale. Selon le professeur Pouliot, « la science doit poser des questions que d’autres acteurs de la société ne posent pas et être sceptique face au sens commun. Rien ne va de soi. » Ce professeur en poste à McGill depuis 2008, adepte d’une méthode qui, sans être marginale, n’est pas considérée comme conventionnelle, estime que la lutte des « ismes » est contre-productive, que les grands paradigmes ne se nuisent pas et que ces différences doivent être mises en sourdine pour favoriser un débat constructif.

Spécialisation ou diversification ?

Pour le professeur Pouliot, « le progrès scientifique, c’est lorsqu’une idée éclaire un aspect du monde qui n’était pas compréhensible auparavant ». Pour maximiser la recherche, certaines universités développent un avantage comparatif en concentrant leurs ressources dans des champs de recherche très spécialisés. Ce qui est considéré comme le savoir accepté devient alors relatif. La méthodologie interprétative qu’utilise le professeur Pouliot, par exemple, n’est pas conventionnelle par rapport aux méthodes des politologues de l’Ivy League américaine, mais est très courante en Europe. Premier adepte de cette méthode au département de science politique de McGill, le professeur Pouliot considère que « sur le plan méthodologique, McGill se fond bien aux courants nordaméricains, tandis que d’autres universités canadiennes ont une tradition plus critique ».

La spécialisation, nonobstant ses bénéfices, ne devrait toutefois pas être l’unique objectif des universités ; la diversification est également essentielle. « La diversification est une responsabilité de l’université envers les étudiants : celle de forger l’esprit critique », indique le professeur Pouliot. « McGill rempli ce mandat » ajoute-t-il, faisant référence à la diversité présente dans le département de science politique.

Il n’y a donc pas lieu de tracer une ligne nette entre le savoir scientifique et les idées non-scientifiques. Au contraire, c’est précisément pour garder un esprit critique aiguisé que l’université idéale doit savoir tirer profit des contributions intellectuelles d’une pluralité d’approches et d’opinions. Dans cette perspective, avec des ressources « idéales », illimitées, l’objectif devrait être de maximiser la diversité des points de vue. Mais les ressources sont évidemment limitées, et il est nécessaire de faire des choix. A qui appartient ce choix ?

Selon le professeur Pouliot, « personne n’a bu à la fontaine du savoir. Les universitaires proposent un menu d’options, mais il appartient à la société de décider en fonction de ses valeurs. C’est un choix politique. » Si le menu d’options politiques est à la portée de la société, il est par contre à douter que tous comprennent la haute voltige intellectuelle des théories et méthodes qui soustendent ces options. Outre la diversification, l’université idéale doit donc faire un effort de vulgarisation et de diffusion du savoir au-delà du portail Roddick. Une nécessité dont l’université est bien consciente, mais qui mérite d’être rappelée souvent. 


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