Philosophe, essayiste, militant libertaire, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal… la liste des substantifs utilisés pour parler de Normand Baillargeon est longue. Ce dernier a généreusement accepté de partager avec Le Délit ses réflexions sur ce qu’est l’université d’aujourd’hui et ce que pourrait être celle de demain.
Le Délit : Vous avez obtenu deux doctorats, l’un en philosophie et l’autre en sciences de l’éducation, et vous oeuvrez toujours activement dans le milieu universitaire. Quelles devraient être, d’après vos réflexions et votre expérience, les valeurs cardinales qui sous-tendent l’université d’aujourd’hui ?
Normand Baillargeon : Je suis de ceux qui pensent que l’université devrait être un lieu qui réunit des gens souhaitant consacrer leur existence à la vie de l’esprit, pour paraphraser Humboldt. Ses valeurs cardinales devraient donc être, très précisément, celles de la vie de l’esprit : ce sont des valeurs et des vertus comme l’amour de la vérité, la liberté de penser et de chercher, le respect pour les faits et les arguments, la créativité intellectuelle, l’étude, la connaissance désintéressée et d’autres encore, de cet ordre.
L’université ainsi conçue est cependant –et a toujours été– une institution parasitaire. Elle a néanmoins été plus ou moins tolérée par les institutions dominantes, en partie en raison des retombées de toutes sortes (notamment rentables ou autrement utiles) que peut engendrer la poursuite par l’université de ses valeurs propres.
Il y a donc toujours, et à des degrés divers, une tension entre l’institution universitaire et la société qui l’abrite. Je pense que nous vivons un moment historique, où cette tension est exacerbée et prend des formes inédites. Mon collègue Michel Freitag, qui vient hélas de décéder, décrivait la situation actuelle comme un passage de l’université-institution à l’université-organisation : cela me semble fort éclairant. L’éducation, la recherche, la vie académique ont ainsi été sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives. L’université tend ainsi à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle. Certains des vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université –clientèle, capital humain, compétences, rentabilité, investissements, subventions, etc.– témoignent de la diffusion et de l’acceptation de ces déplorables idées.
Cette transformation de l’institution s’est en outre accompagnée d’une véritable métamorphose de son fonctionnement interne : l’université se gère de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce qu’exigerait l’universitéinstitution.
Pour ce qui est de mon expérience personnelle, dont je ne peux absolument pas dire qu’elle soit généralisable, je dois avouer avec tristesse et regrets avoir souvent vu ces valeurs de l’université dont j’ai parlé être malmenées au sein même des lieux où elles auraient pourtant dû être défendues. La pénétration des ennemis extérieurs dans l’université a ainsi été facilitée par la présence en son sein d’ennemis intérieurs.
LD : Lorsqu’on parle de remodeler les universités, les débats reviennent inévitablement à la question du financement, et plus particulièrement du sous-financement actuel du réseau universitaire. Plusieurs solutions sont à l’ordre du jour : hausse des contributions étudiantes, dons privés, financement public… Laquelle de ces alternatives (ou quelle combinaison) vous semble idéale ?
NB : Chomsky a écrit quelque part –je le paraphrase– que la manière dont vit l’université telle que je l’ai définie au sein d’une civilisation est une mesure de son avancement. J’en conviens. Et je pense donc que nos sociétés se doivent d’offrir à ceux et celles qui le souhaitent (et qui ont le talent pour le faire) la possibilité de se consacrer à la vie de l’esprit librement et sans entraves, notamment économiques, pendant quelques années ou durant leur vie entière. Ce principe peut se réaliser selon diverses modalités, je suis ouvert à la discussion et à l’examen de diverses formules ; et je ne me sens d’ailleurs pas compétent pour me prononcer plus avant. Mais ma préférence a priori, ou de principe si l’on préfère, va à un financement public qui garantisse à tous l’accès à l’université, sans barrière autre que le talent.
LD : Les universitaires sont fréquemment accusés d’être enfermés dans une tour d’ivoire, d’être déconnectés du monde réel. Y croyez-vous ? Devrait-on chercher à réorienter les études et les recherches universitaires afin d’accroître leur utilité, leur impact sur nos sociétés ?
NB : Devant une accusation de ce type, il faut faire très attention et se demander : qui la lance ? Au nom de quoi ? Et surtout : quel est ce monde « réel » dont les universitaires seraient déconnectés ?
Parfois, je le crains, c’est simplement et platement celui des intérêts dominants au sein de notre société, et si les universitaires sont accusés de tous les maux, dont celui de frivolité, c’est pour ne pas s’y intéresser d’assez près –entendez : les servir avec suffisamment d’empressement. Or, le faire équivaudrait souvent pour les universitaires à trahir leur mission propre en ce qu’elle a d’unique.
Par sa nature même, le travail universitaire tel que je le conçois en est un de synthèse, de réflexion, d’analyse désintéressée, et il peut tout à fait avoir l’air (et même, disons-le : être) déconnecté, à tout le moins de certaines préoccupations immédiates. Mais c’est aussi là sa richesse et c’est aussi par là qu’il arrive, parfois, que l’université apporte ses contributions les plus importantes et les plus spécifiques, notamment à la résolution de problèmes pratiques ou immédiats. En ce sens, ma préférence de principe va à une université qui assume sa position parasitaire en mettant de l’avant ses valeurs et finalités propres, de sorte que je me méfie de tout détournement qui voudrait sans plus de qualification accroître son utilité, sa capacité à résoudre des problèmes sociaux.
Je pense que nous sommes déjà allés beaucoup trop loin en ce sens et qu’une réflexion collective s’impose d’urgence sur ce que nous demandons à l’université, en particulier sur la place de la formation professionnelle en son sein. C’est pour cette raison que mon collègue Jacques Pelletier et moi avons réclamé, jusqu’ici sans succès, la tenue d’états généraux de l’université.
J’ajouterais aussi que les universitaires, en raison des immenses privilèges qui leur sont consentis, ont à mon avis le devoir de rendre à la société quelque chose qui soit universitaire, à savoir ce travail de réflexion, de création, qui permet de penser les problèmes sociaux et autres dans la longue durée et avec un certain recul.
LD : Parallèlement, on constate dans les dernières années une tendance vers l’instrumentalisation du savoir, où les études et la recherche devraient être utiles à « l’économie du savoir ». Que pensez-vous de cette tendance ?
NB : Elle est bien réelle et le plus souvent déplorable. Cependant, la gravité et l’impact de la situation varient selon les secteurs universitaires concernés, au point de défier toute généralisation. Dans mon domaine, l’éducation, cela signifie que l’on a accordé un troublant privilège à un certain type de recherche, subventionnée, au détriment de la transmission d’un héritage intellectuel important (celui de la pédagogie, de la philosophie de l’éducation) et de son enrichissement, toutes choses que l’université (et elle seule) peut et doit accomplir. Ces recherches subventionnées, par ailleurs, ont parfois eu bien peu de valeur ; mais elles étaient subventionnées ! De plus, les orientations de la recherche tendaient à être définies par des « besoins » sociaux, et donc par l’État et les organismes subventionnaires. Le résultat, selon moi, est plus que douteux, sur à peu près tous les plans.
LD : Question « Carte blanche » : si on vous confiait la mission de reconstruire le modèle universitaire contemporain à neuf, sans aucune contrainte financière ou institutionnelle, quelles en seraient les composantes principales ?
NB : Je vais répéter ce rêve un peu fou que j’ai déjà avoué et qui ne coûte pas cher. Cette idée est reprise du philosophe et universitaire libertaire Paul Goodman (1911–1972). Envisagée dans le long terme, la crise actuelle de l’université n’est qu’un épisode de plus dans le conflit qui l’oppose à son environnement, que j’évoquais plus haut. Or, à divers moments de son histoire depuis le Moyen Âge, qu’ont fait certains universitaires et certains étudiants quand la forme prise par l’université ne leur convenait plus du tout ? Ils ont fait sécession. Et c’est souvent à travers cette dissidence que l’université a trouvé de quoi se régénérer. De telles sécessions ponctuent l’histoire de l’institution. La dernière et la plus célèbre en date est celle de la création de la New School for Social Research, de New York, née de la sécession de professeurs dissidents de Stanford et Columbia.
« Faisons-le une fois de plus », suggérait Paul Goodman en 1962. Je reprends son idée et j’imagine au Québec une cinquantaine de professeurs et quelque trois cents étudiants et étudiantes fondant un institut universitaire voué au studium generale, à l’abri du contrôle extérieur administratif et bureaucratique, dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle.
Bien des questions concrètes restent sans réponse, j’en suis conscient, et il faudra leur répondre. Elles concernent notamment le financement de cette communauté, ses ressources matérielles et humaines –bibliothèque, locaux, équipement, personnel– et sa relation aux institutions officielles devant garantir aux étudiants et étudiantes qu’ils pourront obtenir des diplômes reconnus. Mais il me semble que ces problèmes ne sont pas insurmontables, d’autant plus que les universités, le ministère et la collectivité ont tous un intérêt, pour des raisons diverses, dans la poursuite et le succès d’une telle expérience.