À 15 ans, je commençais mon premier vrai emploi : bus boy dans un restaurant chic du Vieux-Québec. Je prenais mon métier au sérieux : tout devait être propre, toutes les conventions de l’étiquette devaient être respectées. C’est là où j’ai compris qu’il fallait commencer à fumer pour avoir des pauses au travail. L’amour du travail bien fait, même si ce travail est absolument répétitif. J’ai compris ce que voulait dire le mot « aliénation » quand ma blonde m’a appris que je pliais des nappes imaginaires, la nuit.
Somnambulisme de l’employé
George Orwell a magnifiquement illustré le pire effet secondaire d’un travail dans la restauration. Au-delà du mal de dos et du manque de sommeil, son oeuvre Dans la dèche à Paris et à Londres illustre comment l’auteur, après avoir travaillé dans un restaurant, remarque tous les petits détails dégueulasses des restaurants où il mange. Dès que je vois un serveur qui met un doigt dans un verre, qui apporte un bac de glace ou des ustensiles non astiqués, j’ai comme un petit pincement. Mon plaisir à manger en est réduit. Une sorte de déformation professionnelle qui m’empêche d’apprécier ce qui, pour les autres, est un plaisir naïf.
Les Olympiques c’est la même chose
Vous êtes en deuxième année de maîtrise ? Ça fait dix-huit ans que vous êtes assis sur les bancs d’école à vous faire inculquer (si vous êtes chanceux) la nécessité de développer son esprit critique, d’aller au-delà des apparences, de tenter de discerner la vérité au-delà des discours. J’ai travaillé pendant deux ans dans un resto, et mon coeur se déchire encore quand je vois une coupe ébréchée. J’ai étudié durant dix-huit ans. Malgré moi, mon esprit a été dressé à être critique. Alors quand les Jeux Olympiques arrivent en ville, mon esprit s’arrête sur le nombre d’arbres abattus pour faire des pistes de bobsleigh, sur les centaines de femmes autochtones qui ont disparu de la Colombie Britannique en l’espace de quelques années. L’inaction totale des gouvernements face à la pauvreté du Downtown East-Side, l’omniprésence des logos de Coca-Cola et de la Banque « royale » et les milliards de dollars dépensés en sécurité m’empoisonnent la vie.
Ces Jeux, je les ai regardés. J’ai hurlé de joie quand Jon Montgomery a terminé premier au skeleton. L’histoire de Joannie Rochette m’a ému, même si je crois sincèrement que sa performance ne méritait pas une médaille de bronze. Donc, détrompez- vous, je ne suis pas totalement dénué de sentiments. Surtout pas quand je vois Alexander Ovechkin se faire rentrer dans une bande.
J’ai maudit Cheryl Bernard lorsqu’elle a ruiné la victoire canadienne de l’équipe féminine de curling. Je me suis bien rattrapé en voyant les pantalons de l’équipe norvégienne. Mais quand je vois ces milliers de Vancouvérois avec drapeaux unifoliés et tatouages de feuilles d’érable dans la face, mon esprit critique revient à la charge : « Les Jeux Olympiques sont une machine de propagande nationaliste bien huilée par des corporations multinationales. »
Je veux arrêter de penser. Je veux vivre des émotions aussi fortes que dénuées de sens. Dénuées de sens.
Docteur, aidez-moi.