La fébrilité était dans l’air, la témérité et les précautions aussi. De peur de mourir de faim sur cette terre stérile qu’est un théâtre, mes voisines s’étaient munies d’un piquenique huit services, incluant une bouteille d’eau remplie de vin, en cas d’ultime sécheresse. Mais à peine eurent-elles le temps d’entamer le trou normand que la pièce se terminait déjà. Elles se levèrent alors d’un bond pour se joindre à la longue ovation que tous consacraient aux comédiens de Lipsynch et à son auteur et metteur en scène émérite, Robert Lepage. Absorbées et complètement renversées, les neuf heures qu’avait durées la nouvelle création de cette icône du théâtre québécois leur avaient paru bien courtes et elles étaient rassasiées. Quant à moi, je mis quelques instants à me lever de mon siège, toujours un peu perplexe devant notre tradition d’ovationner en tout temps et en tout lieu. Malgré mon réel enthousiasme à l’idée de passer un après-midi et une soirée complète au théâtre, ces neuf heures avaient été pour moi longues, inégales et, au final, plutôt décevantes.
Une question me tourmentait à ma sortie de la salle : « Quel est mon problème ? Pourquoi n’ai-je pas su apprécier une pièce encensée par la critique et visiblement acclamée par son public ? » Il est très décevant de ne pas être émerveillée par une oeuvre de celui qui m’a fait découvrir une véritable passion pour les arts de la scène. C’est avec La face cachée de la lune que j’avais été initiée à l’univers unique et brillant de Robert Lepage, qui jouait en solo une panoplie de personnages. J’avais été encore plus fascinée devant Le projet Andersen – le génie des effets scéniques, la musique, une interprétation unique et une histoire savamment ficelée m’avaient naïvement convaincue d’étudier en théâtre au CÉGEP. J’étais revenue bredouille après Le Dragon bleu, et voici que Lipsynch perpétue la contrariété.
Le début de la pièce était pourtant très prometteur. On y retrouvait les qualités infaillibles des mises en scènes de Lepage. Mais au bout de quelques heures de représentation, le caractère intarissable du thème de la voix, qui justifiait l’ensemble de la pièce, a commencé à nuire à l’histoire. La série de neuf tableaux décrivant autant de personnages qui symbolisent chacun à leur manière un certain type de voix, s’est fait trop ambitieuse. Le comique de situation a alors comblé le manque de substance, comme s’il avait été décidé bien avant son élaboration que la pièce durerait neuf heures.
Robert Lepage a certainement la recette du succès. Mais le côté carrément épique des neuf longs actes, la sensationnelle scénographie, la mise en scène toujours divertissante et le grandiose des scènes d’opéra peuvent-il masquer de flagrants défauts ? Ou sommesnous obnubilés par notre fierté face la renommée de l’artiste, à un point tel que nul n’ose critiquer ?
Il serait impensable de démentir le génie de Robert Lepage. Son oeuvre a bel et bien révolutionné le paysage québécois et a su se faire acclamer au-delà des frontières. Mais face à l’étrange impression que m’a laissée Lipsynch, je ne peux que sourire en lisant ces quelques lignes qu’Évelyne de la Chenelière a consacrées à notre théâtre il y a quelques années :
« Si je me mettais à la place du public, ma perception du milieu théâtral, par moments, serait la suivante : un groupe de gens qui n’arrêtent pas de se féliciter les uns les autres et qui s’excitent devant des objets théâtraux parfois inaboutis, convenus, de courte vue, redondants et superficiels et dont pourtant la critique m’avait assurée que c’était révolutionnaire et absolument exaltant. »
Les plus optimistes d’entre vous seront bien rassurés : ici s’entame ma trêve de chiâlage pour l’année, histoire de vous laisser apprécier tout le théâtre d’été que vous voudrez et de me permettre de m’assagir un peu. Sur ce, chers lecteurs, bonne fin de session et bonnes vacances anticipées !