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Le Grand Cahier ou le théâtre de l’insensibilité

Catherine Vidal adapte et met en scène le premier récit de l’histoire des populaires jumeaux d’Agota Kristof.

Le théâtre du Quat’sous présente depuis quelques jours Le Grand Cahier, une adaptation du premier livre de la célèbre trilogie d’Agota Kristof d’abord publié en 1986. Produite par le groupe Bec-de-Lièvre et présentée l’année dernière dans la petite salle du Prospero, la pièce frappe par sa mise en scène ingénieuse.

L’histoire : deux jeunes frères, des jumeaux, sont laissés aux soins de leur grand-mère qui habite la campagne. La Grand Ville, d’où vient leur mère, est devenue inhabitable et dangereuse. Maltraités, abandonnés, abusés par différents personnages sur les plans physique, moral et psychologique, les deux enfants développent une éducation qui leur est propre afin de survivre à la cruauté d’un univers en guerre. Un grand cahier devient le lieu de narration de leurs aventures, un lieu où toute subjectivité est interdite et où seule l’absence de sensibilité narrative (voire de sensiblerie) fait état de contrainte.

La pièce est présentée sous forme de plusieurs tableaux rappelant la séparation en chapitres du texte original. Les différentes sections, commençant par exemple par « Arrivée chez grand-mère », sont narrées par les deux jumeaux, parfois jouées, mimées, chorégraphiées.

Olivier Morin et Renaud Lacelle-Bourdon sont seuls sur scène ; ils se métamorphosent souvent pour incarner les différents personnages ; ils emploient aussi un petit bâton rouge, un symbole de première importance, pour en illustrer d’autres. D’ailleurs, la force de la suggestion atteint ici son apogée ; chaque détail visuel est étudié et mesuré et s’oppose souvent aux éléments sonores.

Catherine Vidal use de génie en ce qui concerne la scénographie. Elle fait des emprunts au théâtre de l’absurde à la Jarry (les pouvoirs de l’objet), au théâtre mimétique, et quelques rapprochements, surtout dans le contenu, au théâtre de la cruauté. La scène devient à travers les yeux de Vidal la plate-forme d’un théâtre mécanique où tout se crée et se transforme : la scène est elle-même l’anti-scène où tout se joue et se déjoue dans un dépouillement formel remarquable.

L’univers créé par Vidal est truffé d’antithèses fortes : la sensibilité et la froideur ; le réalisme cru et l’onirisme ambiant ; l’imaginaire de l’enfance et la lassitude de l’âge adulte ; la tendresse et la violence. L’opposition principale, présente pendant toute l’heure et demie que dure la pièce, est la violence « verbale » faite au spectateur qui se conjugue avec le désir d’attirer sa pitié. En fait, cette caractéristique est fondamentale dans le texte de Kristof, son entreprise littéraire étant de décrire la réalité cruelle de la manière la plus sèche possible.

À la sortie de la salle, le spectateur n’est pas contaminé par la froideur des jumeaux qui portent sur le monde un regard marqué par l’insensibilité. Il en sort plutôt en rébellion face à la cruauté et à la bêtise humaine, essoufflé par un spectacle total et marqué par un imaginaire tourmenté.


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