Le retour en Israël a été moins aisé qu’espéré. J’avais pris le bus pour Jérusalem, le même que quelques jours auparavant pour mon excursion d’un jour dans la capitale disputée. Arrivés au checkpoint, le soldat s’écrie : « Aucun étranger n’est autorisé à prendre ce bus. » Je reste bouche bée, immobile. Je lui demande : « Comment puis-je me rendre en Israël, alors ? » Il me répond, insolemment : « Tu es déjà en Israël ». Je fulmine : « Faux. Je suis en Palestine. Lorsque j’aurai traversé ce point de contrôle, je serai en Israël. » J’imagine que c’est l’assurance et le confort que me procurait mon passeport canadien qui m’ont donné ce culot. Le soldat m’a donc ordonné de prendre un taxi à un kilomètre de là vers le « checkpoint 300 ». Un peu plus loin, je vois deux chevelures blondes monter dans un taxi. « Des occidentales : voici ma chance ! », ai-je pensé. Je prends donc mes jambes à mon coup et prie, en arabe, au chauffeur de taxi de s’arrêter. Il s’immobilise immédiatement, sort de la voiture et me dit : « Puisque tu parles arabe, ce sera 35 shekels pour toi. Les filles paient 70 shekels chacune ! ». J’étais content d’avoir ces suédoises avec moi pour me rendre au checkpoint piétonnier et le traverser, avec des mesures de sécurité bien strictes. Mon sac a été fouillé de fond en comble, et j’ai enfin pu me rendre à la station d’autocars de Jérusalem. De là, j’allais prendre un sherut pour Tel-Aviv, rejoindre Amit, un ami israélien qui s’occupait d’une organisation venant en aide à des jeunes en difficulté dans un quartier défavorisé de la métropole.
Tel-Aviv est une ville extraordinaire, mais elle détient ce qualificatif à cause de l’atmosphère qui s’en dégage, pas grâce à sa beauté. En effet, elle est une des villes les plus laides que j’ai vue de ma vie. D’immenses gratte-ciels ont été construits sur le bord de la mer, bloquant ainsi toute brise d’air frais dans le reste de la ville. La majorité des bâtiments de béton gris ont été édifiés dans les années 1950 et 1960 : ils ont ainsi tous l’air austère. Une des seules parties de la ville qui demeure magnifique est Jaffa, là où est concentrée la population arabe de Tel-Aviv, car elle a conservé son
héritage historique.
Bref, Tel-Aviv est une ville d’exception. Très cosmopolite, des gens de partout dans le monde y affluent pour ses plages et ses musées. C’est aussi une ville très libérale. C’est par exemple la seule ville au Moyen-Orient à célébrer la Fierté Gaie. Et c’est une ville qui aime faire la fête. Les conflits sont trop loin pour que les gens s’en préoccupent (les missiles du Hezbollah et du Hamas ne s’y rendent pas… encore), alors les gens vivent leur vie comme si tout était normal, et les boîtes de nuits y sont formidables.
Mon séjour en Israël coïncidait avec Chavouot, une fête juive célébrant les premières moissons de l’année. Amit et moi nous sommes donc rendus à son village natal, à Kibboutz Yiron. Il était situé en Galilée, au nord du pays, à une centaine de mètres de la frontière libanaise. Je lui ai demandé s’il avait des souvenirs de la guerre en 2006, et il me répond tout bonnement : « T’inquiètes, leurs missiles sont trop puissants, ils passeraient au-dessus du kibboutz ». Je ne savais pas si cela devait me rassurer ou nom, mais nous pouvions en effet distinguer à vue d’œil les miradors du Hezbollah sur la montagne dominant le village.
À notre arrivée, les festivités allaient bon train. Tous les membres de la communauté avaient pris part aux préparatifs. Tout a commencé par un défilé de chars allégoriques. Enfin, c’étaient des tracteurs et des jeeps de l’armée décorés pour l’occasion. Je me suis senti très mal à l’aise lorsque la jeep de Tsahal (armée Israélienne) approchait, avec les soldats à l’intérieur qui distribuaient des bonbons pour les enfants. Un concert en plein air a suivi, et nous avons ensuite dansé au son de la musique klezmer.
J’ai été fasciné par le mode de fonctionnement du kibboutz. Le système des kibboutzim est très fidèle au modèle communiste. La propriété privée et l’individualisme ne sont pas des concepts répandus dans les mœurs des 300 habitants de Yiron. Par exemple, très peu de gens ont leur propre voiture, la majorité utilisant celles offertes par le kibboutz. De plus, personne n’a de rémunérations personnelles : le salaire de chacun est réuni dans un fond central, ensuite distribué selon les besoins de chacun.
Le soir, nous sommes allés au pub du kibboutz et j’y ai essayé la Goldman, une délicieuse bière typiquement israélienne. J’ai aussi pu discuter avec plusieurs soldats israéliens de mon âge qui avait été démobilisés pour Chavouot. À ma plus grande surprise, j’en ai trouvé plusieurs qui n’étaient pas israéliens mais américains. Pourquoi vouloir s’enrôler dans Tsahal ? « L’armée américaine n’offre pas autant de travail concret sur le terrain. Je sens que je participe vraiment à la sécurité du peuple juif, mon peuple », me dit Adina, originaire de New York. Elle compte servir ses trois années puis s’installer définitivement en Israël.
Après d’innombrables mesures de sécurité, j’étais finalement confortablement installé dans mon siège. Lorsque l’avion a enfin pu quitter l’aéroport Ben-Gurion, je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir à mon expérience. J’avais eu le privilège d’être immergé dans ces familles qui m’ont accueilli à bras ouverts et j’avais désormais une meilleure idée de ce que signigie réellement être Palestinien ou Israélien. Mais j’étais aussi devenu plus cynique et sceptique par rapport à une possibilité de résolution de conflit dans la région. Les haines et les préjugés sont profondément enracinés dans les discours des deux adversaires : le conflit a rendu leur existence amère et envenimée. En cette période de pourparlers de paix, Benjamin Netanyahu ne semble pas disposé à faire des compromis et Mahmoud Abbas, qui ne représente que la moitié des Palestiniens ‑ceux de la Cisjordanie- ne jouit pas d’une légitimité crédible.
Néanmoins, ma nature idéaliste me convainc encore et toujours que l’on ne peut pas se permettre de déclarer la situation sans-issue. Arrêter d’espérer en un avenir meilleur pour tous et à la coexistence pacifique de deux peuples se résumerait à ne plus croire en la capacité de l’homme à pardonner, à avouer ses torts et à écrire un nouveau chapitre. Ce serait la fin de l’humanité.