J’ai longuement hésité à vous parler de Never Let me Go, le dernier film de Mark Romanek (One Hour Photo) inspiré du roman de Kazuo Ishiguro. Pourquoi ? La crainte de paraître un peu fleur bleue en abordant un drame au titre sentimental, la peur de ne pouvoir maintenir une certaine distance critique face à une histoire bouleversante, l’effroi, surtout, de verser dans l’hypersubjectivité et le cliché avec des formules éculées et surutilisées comme « Un film déchirant porté par des acteurs lumineux. J’ai pleuré, j’ai adoré. Courez voir ce film ! » Devant la rareté des critiques rédigées sur l’œuvre et le peu d’attention qu’elle semble obtenir en comparaison des films plus commerciaux à la distribution ronflante, je compte rendre justice à une œuvre originale, déroutante et profondément émouvante, qui mérite toute l’attention du public.
À la fin des années 1970, Kathy H., Tommy et Ruth grandissent à l’écart du monde dans un pensionnat de la campagne anglaise appelé Hailsham, où, sous la tutelle de gardiens dirigés par la magnanime Miss Emily (Charlotte Rampling), ils reçoivent une éducation rigide les préparant à un destin exceptionnel. Les images aux teintes édulcorées, les situations douces et amères et l’ambiance quasi post-apocalyptique ne sont qu’un sobre prélude à l’annonce de ce destin secret qui est pour le moins troublant : jeunes clones, ils vivront une brève existence de donneurs d’organes, avant de s’éteindre à l’aube de la trentaine. Pourtant, dans ce monde sans effusions de sentiments, une histoire d’amour naît entre Kathy H. et Tommy, et s’épanche au son de la langoureuse ballade rock ’n’ roll « Never Let Me Go ».
Vers l’âge de 18 ans, les protagonistes quittent Hailsham pour aller vivre dans des chalets désaffectés, où ils passeront une dizaine d’années en attente de leur premier don. L’amitié enfantine entre les trois comparses fait alors place au triangle amoureux. Perdante au change, Kathy H. (Carey Mulligan) tente d’apprivoiser la solitude, tandis que Tommy (Andrew Garfield) et Ruth (Keira Knightley) vivent au rythme de leurs ébats amoureux. Jusqu’à ce qu’ils découvrent la possibilité d’obtenir, peut-être, un sursis…
Dans son œuvre, Romanek instaure le suspense en mettant en scène un univers toujours entre l’ombre et la lumière, et le laisse planer en ne révélant que progressivement les informations clés du récit. Il privilégie également une esthétique minimaliste qui vient tempérer le drame en l’empêchant de sombrer dans le pathétisme. Cette esthétique de la sobriété caractérisant autant la réalisation que le jeu des acteurs ne parvient que davantage à donner de la profondeur au récit et à susciter l’émotion. C’est à travers la perspective de Kathy H., interprétée avec justesse et grande retenue par Carey Mulligan (jamais n’aura-t-on vu un regard aussi expressif au cinéma), que l’on assiste à la grande tragédie qu’est l’existence de ces jeunes êtres à la fois créés et condamnés par la science.
Au sortir de la projection, ce n’est pas tant la réalisation maîtrisée de Romanek, ou encore le jeu sobre et inspiré des trois acteurs principaux qui reste en mémoire, mais bien la force de cette histoire fictive née sous la plume d’Ishiguro. Une rétro-fiction qui pourrait bientôt trouver son pendant dans la réalité, une œuvre qui, avant de constituer une réflexion sur le clonage humain, s’avère avant tout une inspirante métaphore de l’existence. Si ce n’était de l’amitié, de l’amour et de l’Art, qui nous permettent de nous élever au-dessus de notre existence banale et de lui donner sens, ne serions-nous pas, nous aussi à notre manière, de simples mortels donneurs d’organes ?