Et si l’on prêtait aux pauvres ? Une idée simple et concrète, qui, pourtant, est restée largement inexploitée tant elle paraissait en décalage par rapport à l’objectif universel de maximisation des profits. Mohammed Yunus, alors jeune professeur d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh en fait son principal combat dès 1976. Lassé de n’être qu’un simple témoin devant la misère accablant le pays et l’urgente gravité de la situation, il a décidé d’agir et de balayer les dogmes économiques occidentaux afin de venir en aide à ceux qui avaient été laissés de côté.
Le progrès économique pensé autrement
Animé par une volonté de fer, Yunus a voulu se rendre utile au développement de son jeune pays indépendant depuis seulement 1971 et ravagé par la guerre et la famine. Pour cela, il a remis en cause le système de crédit traditionnel qui marginalisait alors une partie importante de la population, jugée financièrement trop faible et instable. Il fait ainsi le choix de croire que les plus pauvres sont eux aussi capables de créer des richesses et de contribuer au développement de leur pays même si ce n’est qu’à une petite échelle. Contrairement aux autres, il pense que l’accès au crédit est un droit fondamental pour tous.
Ainsi, il crée la Banque Grameen (qui signifie « village » en bengali) en 1976 afin que les plus démunis puissent avoir accès au microcrédit et démarrer une activité économique. Au fil des années, cela a encouragé un véritable élan de « micro-entreprenariat », permettant à des artisans et à de tous petits entrepreneurs de pouvoir enfin prendre des initiatives pour établir leur propre commerce au lieu de mendier. L’impact du microcrédit au niveau local ne se limite pas seulement au développement économique : de fortes améliorations sociales peuvent être notées, notamment en termes d’alphabétisation. Face à des résultats porteurs d’espoir, les projets de microcrédit vont alors se multiplier au cours des années 1990 dans le monde entier.
Nouvelle forme d’aide au développement à l’échelle mondiale
La Banque mondiale recense aujourd’hui plus de 10 000 institutions de micro-finance réparties dans quatre-vingt-cinq pays. Elles ont pu venir en aide à 300 millions de personnes de manière directe et indirecte, et tout cela pour un encours de 42 milliards de dollars. Si la plupart des projets sont concentrés dans le tiers monde, le microcrédit se développe également dans les pays riches, contredisant ainsi la croyance que le modèle ne peut que fonctionner dans les régions défavorisées de la planète. À Montréal, des associations comme Les Cercles d’Emprunt de Montréal œuvrent afin de développer l’autonomie financière des personnes souhaitant entreprendre des affaires. Cette nouvelle forme de crédit a une telle progression que l’Organisation des Nations Unies a proclamé 2005 « Année internationale du microcrédit ». Koffi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, a de même déclaré que « l’accès durable au micro financement contribue à atténuer la pauvreté en générant des revenus, en créant des emplois, en donnant la possibilité aux enfants d’aller à l’école, en permettant aux familles d’obtenir des soins médicaux et en donnant les moyens aux populations de faire les choix qui répondent le mieux à leurs besoins ». Ainsi, en osant dépasser les interdits économiques que la société s’était imposée à elle-même, les limites de créations et de développement continuent alors à s’estomper peu à peu.
Une nouvelle mesure : le social business
Cet état d’esprit se reflète à travers cette intervention de Yunus auprès du quotidien français Le Monde en 2008 : « Pourquoi n’intègre-t-on pas la dimension sociale dans la théorie économique ? Pourquoi ne pas construire des entreprises ayant pour objectif de payer décemment leurs salariés et d’améliorer la situation sociale plutôt que chercher à ce que dirigeants et actionnaires réalisent des bénéfices ? » De cette approche, le prix Nobel de la paix 2006 fait naître un nouveau concept : le social business. Là encore, il remet en cause l’essence même de l’entreprise en affirmant que la maximisation des profits n’est plus l’objectif tant recherché mais que ce sont bien le bien-être et le développement social qui importent. En effet, si l’entreprise doit être rentable et dégager des bénéfices, les actionnaires ne touchent pas de dividendes et récupèrent seulement leurs investissements de départ. Il s’agit ainsi de permettre à l’entreprise d’étendre ses activités et de se focaliser sur son objectif : la résolution d’un problème social. Ce concept a déjà fait ses preuves au Bangladesh, où Grameen Danone Foods vend des yaourts à faible prix dans les bidonvilles.
Le social business se doit d’être un nouveau moteur pour l’économie mondiale. Hans Reitz, fondateur de Grameen Creative Lab (fondation affiliée à la Banque Grameen qui va à la rencontre des gouvernements, entreprises et universités pour promouvoir et développer le social business) et entrepreneur allemand, explique qu’après la crise de 2008, c’est le « moment d’ouvrir de nouvelles portes ». Il avance que le social business nécessite une « autre manière de penser » et que nous devons faire usage de toute notre créativité afin de soutenir l’innovation. Il s’agit selon lui de favoriser l’essor de cette nouvelle forme d’entreprise qui se focalise durablement sur nous et non sur la maximalisation immédiate des profits afin de poursuivre le développement à l’échelle mondiale.
On peut approuver ou non l’action menée par Mohammed Yunus, mais l’essentiel n’est pas là. Il s’agit plutôt d’oser remettre en cause nos acquis afin de libérer notre créativité. Lors de ses conférences autour du monde, à McGill le 1er octobre dernier, Yunus répand un message très clair : remettre la notion d’entreprendre au cœur des choses afin de contribuer véritablement au développement socio-économique.