« C’est une vraie secte ! » s’exclame Gaëlle, une jeune étudiante, quand on lui demande son avis à propos de la Franc-Maçonnerie. « C’est un rassemblement de grands politiciens, de gens haut placés qui nous manipulent depuis une pièce sombre, où ils décident de ce qu’ils vont faire de nos vies, de notre avenir. »
Les opinions sur la Franc-Maçonnerie sont plurielles. De « secret » à « semi-secret » ou « discret », les termes utilisés par les non-initiés montrent qu’ils ne réussissent pas à en cerner réellement les buts et à en appréhender l’histoire sans que le mythique ne s’en mêle.
En effet, comment ne pas s’étonner face à un mouvement aux pratiques si mystérieuses ? Les privilégiés se réunissent dans une Loge, portent un tablier et des gants blancs ‑les « outils»- qui pratiquent des rituels datant du XVIIIème siècle, qui se saluent par des gestes ‑les « attouchements»- et des mots de passe connus d’eux seuls. La Franc-Maçonnerie peut paraître obscure à plusieurs, et les médias ne se privent pas, par des publications périodiques, de souligner le mystère qui plane autour de ce groupe.
D’après le sociologue Jean Duhaime de l’Université de Montréal, « l’un des facteurs qui attire le profane vers le recrutement réside dans le secret qui entoure tout le processus ».
Le Délit a rencontré un Franc-Maçon français, « Le Frère », qui a accepté pour un instant d’ôter son masque ou plus exactement de se départir de ses habitudes de discrétion : « Mon activité professionnelle publique exige de moi une certaine réserve et, en outre, il n’est pas dans les pratiques des Francs-Maçons de s’afficher publiquement s’il n’est pas nécessaire ».
Il explique sa vision de la Franc-Maçonnerie en saluant, selon l’usage et dans la forme appropriée déterminée, soit en donnant l’accolade. Selon lui, la Franc-Maçonnerie n’est pas universelle. Au contraire, à l’heure actuelle, la Franc-Maçonnerie doit se conjuguer au pluriel. En effet, différentes branches, nommées « Obédiences », se sont formées au cours des siècles, en fonction de l’histoire, des lieux (« Orients ») et des cultures.
D’après le Frère, la Franc-Maçonnerie n’est pas une société secrète mais plutôt une société discrète. « On peut se montrer à visage découvert, affirmer que l’on est Franc-Maçon, mais on ne dévoile jamais l’identité des autres membres », explique-t-il. Il ajoute qu’on a longtemps prêté de nombreux faits et méfaits à la Franc-Maçonnerie. À certaines époques, on allait même jusqu’à lui faire porter la responsabilité de problèmes de société, mettant ainsi en danger les Francs-Maçons.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale notamment, le gouvernement français de Vichy s’est fait livrer les archives des Obédiences Maçonniques et a persécuté les Francs-Maçons, en envoyant un certain nombre en camp de concentration. Il en était de même sous l’Espagne franquiste et en URSS, où les « Frères » étaient envoyés au Goulag. Et la persécution continue aujourd’hui, surtout dans des pays comme la Chine, par exemple, où les cercles de pensée hors des cadres déterminés par l’État ne sont pas vus du meilleur œil.
Le sociologue Duhaime est bien d’accord avec le Frère : « Les organisations initiatiques ne cherchent nullement à dissimuler leur existence, sauf quand elles sont persécutées et si elles appartiennent à un type authentiquement traditionnel se fondant sur un mystère intérieur, central et profond […] incommunicable au profane ».
L’origine symbolique de la franc-maçonnerie remonterait aux bâtisseurs des cathédrales européennes du Moyen-Âge ou, selon le mythe, aux ouvriers qui construisirent le Temple de Salomon, ce qui justifie l’utilisation des symboles comme le compas, l’équerre, le maillet, la truelle, le fil à plomb, la brique, etc. Les « Fils de la Veuve » sont même parfois associés avec des factions telles que l’Ordre du Temple. De quoi faire rêver les lecteurs du Da Vinci Code ou du Pendule de Foucault ! Évidemment, tout ceci n’est pas facilement vérifiable…
L’histoire certaine de cette société semble débuter en Europe, plus particulièrement en Angleterre au XVIIIème siècle. Ce mouvement s’étend alors à travers l’Europe, puis vers l’Amérique du Nord et du Sud. Quels sont ses objectifs ? « La construction des valeurs Franc-Maçonnes, soit la sagesse, la justice, la bonté et la fraternité universelle, de ce qui doit être, répond le Frère. Mais aussi, pour cela, l’exigence morale de se construire soi-même, en « polissant sa propre pierre », c’est-à-dire en s’améliorant, afin que le mur commun soit droit et solide » soutient le Frère en faisant référence au vocabulaire des tailleurs de pierre médiévaux.
Dans certaines Obédiences, on se réfère à la Bible, dans d’autres, aux Lumières et à la Révolution française, qui clamait la devise qui est encore aujourd’hui la devise de la France : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Cette devise, tout comme la constitution des États-Unis, puise en effet sa source en partie dans la réflexion Maçonnique. Les Maçons croyant profondément que leur société est imparfaite et qu’elle demeure à parfaire « en polissant ces trois pierres ».
Après le succès du troisième tome de Dan Brown, Le symbole perdu, l’implication Maçonnique au sein de la fondation des États-Unis a intéressé plus d’un lecteur. Les informations contenues dans le roman sont toutefois à prendre avec précaution. Il faut souligner que la Franc-Maçonnerie est beaucoup moins cachée aux États-Unis que dans d’autres pays. En effet, une partie des Pères fondateurs des États-Unis étaient Francs-Maçons. George Washington et Benjamin Franklin, par exemple, étaient respectivement membre de la Loge de Fredericksburg, et Grand Maître de la Loge Les Neuf Sœurs de Paris. Et ils ne s’en cachaient pas !
Par exemple, selon le site du Nouvel Ordre Mondial, le Delta rayonnant (l’œil entouré de rayons) sur les billets d’un dollar, au sommet de la pyramide, observerait le détenteur du billet. Il a d’ailleurs été considéré par beaucoup de théoriciens du complot comme un symbole diabolique païen. L’Œil de la Providence, symbole chrétien hérité du Moyen-Âge, permet d’aborder la question de la vision des Francs-Maçons sur la religion. La Franc-Maçonnerie était, à la base, théiste, c’est-à-dire qu’elle affirmait et imposait la présence d’un être, d’une force supérieure que certains nomment toujours le Grand Architecte De L’Univers. C’est entre autres pour cette raison que l’Église catholique persécuta longuement les Francs-Maçons.
Mais, loin du passé et des cours d’histoire, que signifie la franc-maçonnerie aujourd’hui, et comment y adhère-t-on si on le souhaite ? Comment est-on recruté, initié, identifié ?
De nos jours, la majeure partie des initiations sont faites à la demande de l’initié, qui peut contacter L’obédience ou l’Atelier qui lui convient. Cependant, on était à l’origine recruté, ou coopté, c’est à dire choisi par des Maçons désireux de vous voir à leurs côtés. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au Frère : « Quelqu’un sondait autour de moi, en posant des questions à mon sujet aux gens que je fréquentais. Au cours du recrutement, il est très important de démontrer une envie, un enthousiasme pour apprendre, comprendre et agir pour le bien commun. Car c’est cela que fait le Maçon aux côtés de ses Frères ; il apprend, réfléchit et tente d’agir en trouvant des solutions ».
Duhaime ajoute que « l’objectif n’est pas de recruter le plus de monde possible mais de trouver des personnes qui ont des affinités pour les valeurs et un réel intérêt pour le groupe. » Il reconnait aussi que les Francs-Maçons peuvent chercher à rassembler des personnes qui peuvent avoir une certaine influence dans la société (des intellectuels, journalistes ou membres de professions libérales), mais surtout des personnes ayant un code moral irréprochable.
Malgré tout, ceci convainc-t-il Gaëlle, l’étudiante sceptique ? « Je ne connais pas beaucoup le milieu des Francs-Maçons, mais j’ai entendu dire qu’ils faisaient des choses pas très nettes… On leur bande les yeux, on leur fait tenir une bougie, on leur met des gants et un tablier, on les amène dans une pièce sombre où d’autres maçons se trouvent et là, on fusille de questions en tout genre le futur initié…»
Et les dires de Duhaime concordent avec les rumeurs populaires : « En effet, au premier rite d’initiation qu’est le serment d’admission, l’initié a les yeux bandés et se voit engagé à garder le secret, à ne pas révéler les rituels initiatiques et autres expériences qu’il lui a été donné de connaître, sous peine d’avoir la gorge tranchée. » Le sociologue cite d’ailleurs Simmel : « Plus intéressante [que le rite] est la technique […] qui consiste à apprendre au néophyte à se taire systématiquement dès le début. »
Le Frère reconnait le « caractère un peu obsolète » de tels rituels, et l’aspect « vaguement ridicule pour le profane » des outils comme l’habit ou le rituel. Il invite toutefois à les comprendre au regard de l’Histoire, des traditions, et du sens de chaque objet, rituel ou symbole pour avancer dans la connaissance.
Mais pourquoi tant d’étapes, de secret et de silence ? Que font vraiment les Francs-Maçons ? « La Loge est un lieu de parole ouverte et respectée », explique le Frère. À l’image des salons mondains le siècle des Lumières en France, comme celui de Madame Geoffrin ou le Cercle d’Auteuil, les « Vénérables Loges » sont des lieux de pensée, de discussion et de proposition.
Les sujets traités au cours des Tenues sont divers et variés, symboliques ou sociaux, culturels parfois. Par exemple, des sujets de discussion qui ont fait avancer des causes comptent parmi eux l’abolition de l’esclavage au XIXème siècle, l’IVG et les droits des femmes, l’abolition de la peine de mort, etc. Si les Loges sont composées de personnes de toutes distinctions sociales, de toutes cultures et de tous bords politiques, un Franc-Maçon ne devrait pas être réellement conservateur pour le fond, étant données ses motivations d’aller de l’avant et de réfléchir au progrès de sujets en marge de la société.
Et que répondre aux critiques contre la Franc-Maçonnerie ? Passe-droits économiques, corruption politique et question de l’initiation des femmes, notamment, demeurent de majeures entraves à la popularité de la société.
Le Frère admet que tout n’est pas clair comme du cristal, mais qu’il est important de ne pas juger trop promptement. Car, même si l’histoire ne révèle que peu à peu ses secrets, il ne faut pas oublier que c’est grâce à quelques-uns de ses membres occasionnellement puissants que nombre de choses importantes ont pu voir le jour : Pensons, pour ne parler que des morts, à Washington, à Mozart, Simón Bolívar, Goethe, Voltaire, et tant d’autres…
Finalement, est-ce une secte ? « Non ! » répondent Monsieur Duhaime et le Frère. Tous deux expliquent de la même manière : « Il est facile de rentrer dans une secte mais difficile d’en sortir, tandis qu’il est assez compliqué de rejoindre la Franc-Maçonnerie mais très facile de s’en détacher ». Malgré le secret et l’ésotérisme pratiqué, la Franc-Maçonnerie n’est pas considérée comme une secte mais plutôt comme une « société discrète ».