Nombreux sont ceux qui ont fait l’éloge de la démocratisation des médias à l’ère numérique. Et avec raison. Ayant à sa portée des outils de plus en plus abordables, le lecteur et le spectateur peuvent non seulement s’informer plus facilement, mais aussi informer autrui. On ne compte plus le nombre de blogues et de tribunes nouveau genre qui ont fait leur apparition dans le cyberespace, certains ont même changé le visage de l’information traditionnelle. C’est notamment le cas du site américain Huffington Post, un quotidien d’information virtuel fondé par Jonah Peretti, Kenneth Lerer et la très mondaine Ariana Huffington. Lancé il y a cinq ans, le site comptait d’abord sur quelques employés et surtout sur ses blogueurs invités pour générer son contenu. Ceux-ci étaient souvent dénichés par Huffington elle-même, qui peut compter sur un carnet d’adresse bien fourni.
Le nouveau média est désormais rentable, influent et en pleine expansion, de quoi déconcerter les plus sceptiques du domaine. Il n’est évidemment pas donné à tous de dénicher les John Cusack, John Kerry et Deepak Chopra de ce monde pour légitimer sa nouvelle plateforme. Le succès du Huffington Post prouve néanmoins qu’il est possible pour un média d’assurer sa viabilité en exploitant l’aspect participatif.
En constatant l’importance grandissante du « journalisme citoyen » (le terme ne fait pas l’unanimité), certains médias ont perçu une occasion d’établir un véritable partenariat avec le lecteur. Le quotidien Le Monde, par exemple, laisse place à des tribunes alternatives et spécialisées, les blogues de ses lecteurs, qui font en sorte que sa couverture de tous les domaines de l’activité humaine devienne plus complète. Les citoyens mettent souvent en lumière des secteurs peu couverts par les plateformes médiatiques traditionnelles. Et réciproquement, les médias traditionnels peuvent contribuer à la popularisation de ces tribunes alternatives sur leur site.
Or, ce nouveau partenariat aurait tout intérêt à être mieux encadré. Un récent règlement de comptes au sein du San Diego Union Tribune, le plus grand quotidien de la ville californienne, prouve que la frontière entre journaliste professionnel et blogueur bénévole se brouille parfois, au détriment des deux. Le Los Angeles Times rapportait le 10 novembre dernier que l’une des collaboratrices de leur blogue d’arts visuels, Katherine Sweetman, avait appelé au boycott du journal, dénonçant à la fois le licenciement de Robert L. Pincus, critique d’art et critique littéraire de longue date, ainsi que les conditions peu avantageuses dans lesquelles les blogueurs du Union Tribune étaient amenés à travailler.
Cette critique virulente des pratiques du quotidien a été publiée sur son propre site web, quelques heures avant d’être retirée par l’équipe éditoriale. Dans un billet intitulé « An Introduction/Resignation (A Small Gesture)», Sweetman expliquait :
« Avec l’intention de manifester son appui (factice) aux arts visuels, le Union Tribune a gracieusement offert à quelques artistes, spécialistes et professionnels du milieu des arts la chance d’écrire pour lui, n’exigeant de ceux-ci qu’un billet par semaine (52 par année). Et pour quel salaire ? Aucun.
Les arts sont très importants pour le Union Tribune, mais… l’argent l’est également.
J’ai accepté l’un de ces postes. C’était excitant. Il n’y avait aucune règle, aucune contrainte journalistique, aucun rédacteur en chef, aucun…support technique. Nous savions dès le départ que nous étions uniques.
Nous étions une petite armée (…) prête à relever le défi, à pallier à la piètre couverture des arts visuels à San Diego, au désastre engendré par le Union Tribune lorsqu’il a licencié son seul critique d’art, Robert Pincus, en juin dernier.
On nous a assuré que nous ne prendrions pas la place de Pincus. Il avait été remplacé par James Chute, critique de musique et directeur des cahiers spéciaux. Chute n’avait jamais écrit quoi que ce soit à propos de l’art, mais il était diplômé en musique. Il était donc tout à fait qualifié pour couvrir les arts visuels. Nous avons tout de même décidé de l’aider.
Et puis ça nous a frappé.
« Nous détestons le Union Tribune. »
Le « nous » utilisé par la blogueuse a été contesté par quelques uns de ses collègues. Son billet soulève néanmoins d’importantes interrogations. Pourquoi des blogueurs spécialisés, sollicités par un média, ne seraient-ils pas rémunérés tandis qu’un journaliste qui ne connaît apparemment rien du domaine se voit offrir un poste rémunéré à temps plein ? Pourquoi ne pas avoir engagé un blogueur, ou fait en sorte que le Union-Tribune’s visual arts blog devienne la référence de la publication en matière d’arts visuels ? La sortie de Katheirne Sweetman souligne une importante lacune des médias de l’ère 2.0.
Le cas du Union Tribune prouve qu’une redéfinition du journalisme professionnel s’impose, que la réalité de la profession n’est pas complètement adaptée au virage numérique dans lequel elle s’est entrainée. Du moins, avant que l’aspect participatif des médias ne soit qu’un prétexte pour économiser, le débat a certainement lieu d’être.