Un couple entrelacé est séparé à de multiples reprises, puis violemment battu. Cette scène d’amour et de brutalité à la fois ouvre la pièce Noces de sang et plonge d’emblée le spectateur dans l’esthétique de clair-obscur dont s’imprègne toute la pièce.
Federico García Lorca s’est inspiré d’un fait divers pour cette tragédie du terroir espagnol. Une mère (la Madre) laisse partir son dernier fils (El Novio) pour marier une jeune fille qu’elle méprise. La promise (La Novia) était autrefois liée à Léonard, dont la famille serait à l’origine des meurtres du mari et des fils de la Madre. À présent marié et père, Léonard est jaloux, impulsif et furieux comme le cheval fou sur lequel il galope nuit et jour pour calmer ses ardeurs. La Novia se marie pour répondre à son devoir, tentant avec difficulté de renoncer à ses pulsions amoureuses pour respecter celui-ci. Dans la nuit de la fête du mariage, elle s’enfuira dans la forêt avec Léonardo. El Novio part à la recherche du couple adultérin, guidé par la Mort et la Lune. La nuit de noces se termine dans le sang, comme l’avait craint la Madre. Noces de sang est la sixième production du Théâtre Camera Obscura et le premier volet d’un triptyque autour des œuvres de Lorca.
Après la première scène d’attaque du couple, quelques notes de piano se font entendre, puis la mère et le fils apparaissent sur scène. Assise sur une chaise, immobile, elle rabâche les anciens crimes qui la torturent encore. À l’arrière, son fils court d’un bout à l’autre de la scène, conduite qui révèle son écœurement et son impatience à se marier. Les autres comédiens le suivent dans sa course latérale derrière un écran semi-transparent, incarnant l’énergie qui vit en lui. Cet écran, qui permet à certaines scènes d’être de sublimes tableaux, suggère la tension entre intérieur et extérieur qui consume les personnages.
La mise en scène de Patrice Tremblay porte bien la tension entre la réalité et le rêve. La scénographie est minimaliste : le plateau est dénudé à l’exception de l’écran semi-transparent. Quelques rares accessoires : une chaise ou un divan. L’esthétique clair-obscur se révèle dans un excellent travail d’éclairage (Josiane Fontaine-Zuchowski); et le thème des sentiments refoulés est admirablement exprimé par des segments de danse –des chorégraphies légèrement usées, devenues trop conventionnelles, mais certainement appropriées au sujet de la pièce. La musique (Sylvain Arsenault) variant les genres répond fidèlement à la pluralité des sentiments que couvre Noces de sang. Dans cet espace vide, le corps du comédien acquiert toute sa force.
Noces de sang est une pièce sur cette génération (dictature de Primo de Rivera, préjugés sociaux et tabous religieux) contrainte au silence et au devoir. Le silence imposé à une mère qui fait face à la solitude, celui des jeunes filles face au désir sexuel, celui d’une femme face à l’infidélité de son mari. La passion charnelle est interdite et refoulée (« J’ai dans le ventre un hurlement que je cache, si puissant qu’il me fait peur. »); le devoir est de sauver l’honneur familial et d’achever une vie prospère. Ce théâtre du peuple est une tragédie à la manière de Tchekhov, fait de combats passionnés entre les hommes et leur temps.
Louise Laprade incarne avec talent son personnage de vieille femme âgée et accablée par la haine et le deuil. Les émotions sont transmises autant dans ses expressions faciales que dans son verbe. Frédéric Cloutier interprète également avec justesse son rôle d’amant torturé. Il parvient à équilibrer les instances de rage à celles de tendresse. Le dynamisme de la jeunesse s’oppose à l’amertume et à la rancune de la vieillesse. Le surréalisme poétique alourdit un peu la trame dramatique, notamment la multiplication des rôles qu’incarne Sarah Gravel (dont la Mort). L’incarnation du spectre de la collectivité derrière l’écran est néanmoins une métaphore réussie.
L’adaptation remarquable du texte de Lorca surmontée d’une mise en scène inusitée fait de Noces de sang une pièce à ne pas manquer.
(Crédit photos : Judith Gauthier)
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Où : Théâtre Prospero (1371 rue Ontario Est) Quand : jusqu’au 4 décembre