Un cabinet de curiosités était, depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, une pièce privée où l’on exposait des collections de raretés et d’objets insolites. Ancêtre du musée, ce lieu se caractérisait par son éclectisme permettant des juxtapositions très surprenantes entre objets hétéroclites. Ces collections étaient pourtant généralement inventoriées, et la lecture d’un catalogue répertoriant les objets dont elles regorgeaient procure aujourd’hui un effet d’énumération étourdissant d’étrangeté.
C’est dans cette esthétique d’accumulation que s’inscrit Le cabinet de curiosités, recueil de nouvelles de David Dorais paru en novembre dernier aux éditions L’instant même. L’auteur se complaît dans la succession infinie d’images, de lieux et de personnages plus fantasmagoriques les uns que les autres. Plus qu’un simple inventaire, toutefois, Le cabinet de curiosités offre un véritable parcours dans ce musée de l’insolite, non seulement d’un objet à l’autre, mais aussi entre différents lieux et différentes époques.
Les nouvelles de la partie « Première armoire » se déroulent en Europe, au XIXe siècle ; celle intitulée « Deuxième armoire » a lieu presque intégralement au Québec, tandis que la « Troisième armoire » renferme des nouvelles futuristes. Ce parcours se caractérise également par une plongée progressive dans le monde onirique, voire cauchemardesque, orchestré par l’auteur, puis en une remontée à la surface, comme un réveil brusque après une nuit de rêves inquiétants.
« La gemme noire », première et unique nouvelle de la partie « Dans un coffre », se passe dans un Montréal contemporain. Le personnage, qui narre la nouvelle à la première personne, est professeur de littérature au Cegep –tout comme l’auteur qui s’y présente d’ailleurs avant tout comme un lecteur. Arpentant les librairies à la recherche de lectures inusitées, il contemple sa volumineuse bibliothèque et dit ne pouvoir cesser de lire, ce qui a pour effet d’annoncer d’emblée le recueil d’un lecteur passionné et érudit. Dans cette première nouvelle, le lecteur s’engouffre peu à peu dans la fiction et dans le fantastique : un livre mystérieux acheté dans une librairie d’occasion du Plateau Mont-Royal nommée Le Port de tête (premier indice de fiction pour les lecteurs montréalais : Le Port de tête n’est pas une librairie d’occasion!), s’empare du texte des livres qui le côtoient dans la bibliothèque du protagoniste. Le caractère fantastique de cette nouvelle rappelle celui des nouvelles d’Edgar Allan Poe : l’esprit du lecteur oscille entre l’impression d’une présence du surnaturel et le doute quant à la lucidité du personnage, ce qui permet de conserver une possibilité de réalisme.
Dans les parties suivantes du recueil, cet aspect réaliste disparaît, et le lecteur est plongé sans retour envisageable dans un monde fantastique cruel, d’une beauté morbide et bigarrée. Un motif particulièrement troublant parcourt chacune des nouvelles : le meurtre ou la mutilation récurrente d’un enfant impose une certaine gravité à l’imaginaire délirant du recueil.
Le décor de ce monde, ou plutôt de ces mondes, trahit un certain culte pour l’esthétique de l’artifice, typique de la tradition des cabinets de curiosités dont l’une des catégories d’objets se nommait artificialia. On rencontre donc un marchand de marionnettes qui œuvre à la création d’une maquette parfaite de Bruxelles activée par un mécanisme savant, un parc d’attractions où tout –jusqu’au crépuscule perpétuel qui y règne– est le produit d’une invention humaine et, dans un futur dystopique, des corps de femmes en plastique vendus dans les grands magasins, des robots qui remplacent des musiciens de groupes de rock…
L’énumération d’éléments hétéroclites devient presque un délire de l’imaginaire dans la description systématique de chacun des manèges du parc d’attractions dans la plus longue nouvelle du recueil. Le narrateur de cette nouvelle, David, s’excuse même auprès de son interlocuteur de s’être emporté dans ces descriptions, comme s’il s’agissait là d’un appel à l’indulgence au lecteur de la part de l’auteur devant cette jouissance de l’accumulation.
La dernière nouvelle du volume met en scène David Dorais, « jeune écrivain fort apprécié dans les cercles littéraires ». Elle décrit sa fascination pour les cabinets de curiosités, sa recherche acharnée d’un inventaire à la BnF et la genèse du recueil que nous tenons entre les mains. Il s’agit donc d’un retour à l’écriture réaliste dont le style prosaïque et l’humour rappellent le David Dorais de la revue L’Inconvénient. Toutefois, un retour total n’est pas garanti : comme le personnage de la nouvelle « Das Spukhaus » qui ne peut se débarrasser des apparitions du parc d’attractions, on demeure hanté, après avoir refermé le livre, par les spectres issus de l’imaginaire de David Dorais.