Emprunter à Sophocle n’est pas chose facile. Mariana Percovich lui emprunte son Œdipe roi et en fait une Jocaste. La réécriture exclut tous les personnages : Laïos, Polybe, Apollon, le chœur ou encore le Sphinx, et n’en garde qu’un seul, une femme : Jocaste.
La tragédie antique est une œuvre doublement collective : elle s’organise autour d’une communauté subissant les lois de la fiction ; et elle est présentée en compétition devant un large public, lors des célébrations de Dionysos (dieu du théâtre et de la tragédie), un public auquel le chœur, dans l’œuvre de Sophocle, fait écho.
Percovich met à bas le collectif et mise sur une réécriture de l’individu féminin seul. Le récit-monologue est constitué de cinq ou six tableaux s’ouvrant sur l’enfance de Jocaste et se terminant sur son suicide. Ces scènes sont séparées par des titres qui en énoncent clairement le sujet.
La mise en scène emprunte certains de ses effets sonores et visuels au spectacle, voire au cinéma : par exemple, l’emploi de projections, de microphones, de jeux de lumière et de musique.
La Jocaste de Percovich est infidèle à l’esprit de la tragédie ; elle empêche le mouvement de catharsis dans sa narration didactique et dans les choix de mise en scène souvent peu retenus au théâtre.
Or, cette version du célèbre mythe n’empêche en rien le plaisir du théâtre ; le jeu de Julie Vincent est maîtrisé, fortement et richement symbolique. Vincent trompe, émeut, rend inconfortable, mais toujours de sang chaud. Un élément fort de la représentation : le malaise réel, humain, qui traverse tout le moment, ce frisson de terreur et de pitié que les tragédiens savent transmettre.
Julie Vincent porte en elle, dans son corps et dans sa lignée –pour emprunter à la tragédie l’allégorie du funeste destin– la finesse parfaite de la métamorphose tragique ; de l’envolée des nuits d’amour au suicide final, tout en une heure.
Le texte de Percovich est précis, assonancé et sans artifice : sa concision révèle l’issue inévitablement funeste du récit. Longtemps restée dans l’ombre d’Œdipe, Jocaste est mise à nu dans son statut de mère, d’amante et d’épouse ; ce sur quoi l’écriture mise est sa fragilité et sa dissolution finale. Dans ses différentes articulations, Jocaste est une femme épuisée, obsédée, toujours amoureuse.
La force du texte demeure dans sa position à dévoiler, à rendre vrai dans la matérialité crue du théâtre, les émotions brutes de l’âme humaine, de l’âme féminine. D’ailleurs, qu’en est-il justement de cette écriture « féminine », terme (et concept) à prendre avec considération et subtilité ? La Jocaste de Percovich est terriblement, tragiquement féminine, c’est-à-dire que son discours fait abstraction du destin d’Œdipe et de celui de Laïos, et renvoie ainsi à une Phèdre ou à une Athalie de Racine, où l’amour et la mort, parce que c’est essentiellement de ça qu’il s’agit, sont montrés à travers l’œil, et la plume, d’une femme.