J’imagine que certains d’entre vous attendent nerveusement cette chronique, impatients de voir si j’ai reçu quelque réponse à mon appel déchirant d’il y a deux semaines. Sans plus tarder, je satisfais votre curiosité : mon cri du cœur est visiblement passé six pieds au-dessus de la tête de tous mes lecteurs, c’est-à-dire que, de leurs cercueils, où ils sont plongés dans un repos cérébral bienheureux et éternel, ils n’ont pas cru nécessaire de me répondre.
Toujours sans feedback de votre part, je pense que je peux m’arroger le droit, à partir de maintenant, de parler de ce dont je veux dans cette chronique –comme si, au fond, ce n’était pas déjà ce que je faisais depuis le début– et ce, sans me soucier désormais de vos attentes, de vos besoins ou de vos désirs. Finies, donc, mes angoisses performatives à propos de votre satisfaction concernant le contenu de cette chronique. Fini, mon besoin de vous faire rire ou sourire à chaque phrase. Puisque cette chronique est probablement depuis sa naissance un dialogue intérieur entre ma deuxième personnalité et moi-même, je la déclare à partir d’aujourd’hui un espace mental hétérogène où je monologuerai avec moi-même, que vous me lisiez ou non.
Maintenant que j’ai ouvert, nettoyé et désinfecté mes plaies, je peux respirer et aborder un autre genre de plaie, le genre qui me pourrit le moral et qui gangrène notre culture. La semaine dernière, j’ai assisté à la journée d’étude sur la pratique du roman organisée par le TSAR, groupe de recherche sur l’art du roman du Département de langue et littérature françaises de McGill. La communication de Nadine Bismuth, abordant entre autres le refus d’un magazine féminin de publier la traduction d’une courte nouvelle d’un écrivain célèbre, m’a fait prendre conscience que, dans notre société, la littérature est expulsée de la culture générale.
Pourquoi, de nos jours, la littérature est-elle généralement absente de ce type de magazine, alors que la revue Châtelaine, par exemple, publiait fréquemment des textes de fiction dans les années soixante et soixante-dix ? Pourquoi Charles Lafortune demande-t-il aux candidats de l’émission Le Cercle le nom de l’auteur du livre Le Secret ? Pourquoi, à Remise à Neuf, considère-t-on que tout le monde devrait connaître l’auteur de la série Aurélie Laflamme ? Pourquoi l’autre jour, à Taxi Payant, un groupe de quatre personnes n’a‑t-il pas été en mesure de trouver le titre du dernier livre de Dany Laferrière et ce, même en utilisant leur droit à un appel téléphonique ? Pourquoi l’auteure de cette chronique, étudiante à la maîtrise en littérature, n’est-elle pas capable de répondre à une seule de ces soi-disant « questions littéraires » ? Pourquoi, à ces jeux-questionnaires télévisés récompensant l’érudition et une vaste culture générale, n’y a‑t-il jamais une maudite question sur Balzac ou sur Marie-Claire Blais ? Je le sais, je rêve en couleurs si je pense qu’une question du genre figurera un jour sur un carton-question de Charles Lafortune. Et surtout, qu’on n’ose pas comparer nos beaux programmes avec ceux de la France, comme Tout le monde veut prendre sa place ou Questions pour un champion, parce que ça ne se fait juste pas, c’est juste pas fair, comme on dit, considérant notre complexe d’ex-colonie française, tsé.