D’autant plus que ce n’est pas d’un roman-fleuve que je veux parler ici mais bien d’un court récit d’une densité remarquable, un roman d’apprentissage qui ne semble contenir que l’essentiel d’une longue vie, condition d’ailleurs indispensable pour l’écriture d’un tel roman.
Paru en janvier dernier, Paco de Jacques Folch-Ribas est, selon l’auteur, une première tentative à « l’autobiographique », auquel il a longtemps résisté. On sent d’ailleurs le malaise causé par le fait de raconter le « je » : la narration passe sans cesse de la première à la troisième personne, ce qui traduit à merveille (encore une fois, ce n’est pas une simple prouesse formelle) l’aporie entre le « je » qui raconte et celui qui a vécu, qui paraît souvent autre. Cela a aussi pour effet d’ajouter une dimension supplémentaire au personnage rendu presque universel par ses multiples facettes, ses peurs et ses passions.
La peur est en effet omniprésente au cours de cet apprentissage. D’abord une peur enfantine, devant laquelle on peut s’attendrir et qui peut être soulagée par les quelques paroles d’un père philosophe et bienveillant. Puis, une peur adolescente et des craintes qui, bien que parfois futiles, font vibrer et rendent vivant un personnage qu’on sent à fleur de peau, prêt à éclater du désir pour les femmes, du désir de savoir, de poésie… Et puis la guerre, qui vient tout avorter, et qui transforme toute peur irrationnelle en une peur fondée, terrible, et sans issue. La peur du chaos, terme que le jeune homme, aux prises avec une lutte contre le langage, n’arrive pas à définir malgré tous les dictionnaires qu’il consulte.
Le langage est d’ailleurs une sorte de personnage du roman, dans la mesure où il est opaque, comme celui de la poésie. Dans son apprentissage de la vie adulte, le jeune Paco fait face à des réalités fondamentales, telles que l’amour, la guerre, la nation… Ces mots résonnent dans son esprit et leur musique finit par en enterrer le sens, jusqu’à ce que celui-ci se fasse ressentir de la manière la plus aiguë, et donc la plus douloureuse possible. Le mot amour qu’il croise sans cesse dans les livres de poésie française de son grand-père et qui demeure inexplicable, le mot femme, dont la définition ne suffit pas à dénuder ces êtres mirifiques qui peuplent sa vie et son imaginaire.
La langue est d’autant plus importante que Paco, qui vit dans un village-monde qui n’est pas sans évoquer les grandes œuvres réalistes magiques, est issu d’une famille catalane dont la langue est sans cesse confrontée à celle de l’autorité. Trois niveaux de langue, donc : la langue maternelle, la langue de la poésie (celle du grand-père et de l’amour) et la langue des autorités qui sonne toujours un peu faux :
Dans ce pays qui fut le mien, les gens parlaient une langue brutale, sèche, que l’on enseignait du bout des lèvres à l’école, on l’appelait parfois un patuès, un idioma, ces mots dont les dictionnaires donnaient des définitions qui n’expliquaient rien. […] À l’école, il y avait les deux façons de parler, défendues par deux Pères différents, l’un qui disait : « La langue du Pays est la vôtre, petits sauvages qui la massacrez ! », l’autre qui m’appelait Francesc et nous enseignait, disait-il, la « Langue de notre Peuple » […] Et Grand-père disait : « Notre langue, c’est notre Histoire, notre amour et notre poésie. Et il faudrait l’abandonner ?
Difficile de ne pas penser, devant de tels conflits linguistiques, à des situations qui sont plus près de nous, mais j’aurais un conseil pour celui qui d’aventure entamerait la lecture de ce pittoresque roman : se garder de faire trop de rapprochements, savourer l’incommensurable distance entre soi-même et des êtres qui ont connu la dévastation, et l’intensité de certaines choses que nous ne goûterons peut-être jamais de la même manière. Une distance, ou une extrême proximité, mais jamais dans un contexte de nation ou de pays, mots que même le narrateur ne finit jamais par élucider tout à fait…