Les volutes à la pomme sont mes préférées. Dès la première exhalation, je me laisse couler de la feuille-perchoir pour plonger dans la frêle colonne parfumée. Je m’y dissous en mille et une gouttelettes, accrochées à autant de particules. J’aime la multiplicité de points de vue que me fournit ce morcellement. J’observe ma petite primevère et son compagnon, pendant la pause qu’ils s’accordent dans l’herbe. Je déplace mes particules-hôtes à ma guise, enveloppant ou auréolant les jeunes gens. Mon poids infinitésimal ralentit à peine la dissipation de la fumée, et leur est absolument imperceptible. Personne ici n’aurait d’ailleurs les sens assez affutés pour remarquer mes tracés élégants.
Ils sont attendrissants.
Tout à fait.
Comme elle a l’air heureux. Enfin sereine. Elle arbore le plus beau sourire que je lui ai vu depuis son arrivée, et il m’est particulièrement agréable sous mille et un angles simultanés.
Lui, par contre, ce freluquet aux vêtements criards, gâche en partie le spectacle. Soit, elle embellit avec chaque éclat de rire qu’il lui suscite. Pourquoi pose-t-elle maintenant sa tête sur son épaule ? Non, non, non, nul besoin de contact supplémentaire pour élargir ton sourire, ma primevère, il est déjà parfait !
Le gargouillement des bulles devient lassant. Il manque le léger claquement des jetons sur une planche de jeu, des tasses de café dans les soucoupes et les conversations animées pour en rehausser la mélodie.
Quelle scène monotone. Leurs chuchotements et leur quasi-immobilité finissent par m’agacer. Pourquoi lui passer le bras autour des épaules, pour une fois qu’elle n’a pas froid ? J’évolue dans un ciel d’une nuance déplaisante. Quelle immensité pitoyablement vide ! J’essaie de m’intéresser aux autres flâneurs. Ils sont rigides et contenus. C’est à peine s’ils interagissent. Leurs bêtes ridicules reniflent systématiquement une bouteille de verre abandonnée sur le gravier. La solitude conjuguée de tous ces promeneurs ensemble ne te gène plus, ma petite primevère ?
Tu as assez fait la belle pour aujourd’hui. Je veux t’admirer loin de ce parasite bariolé, dans un contexte où tu resplendiras encore davantage. Depuis quand te laisses-tu apprivoiser aussi facilement ? Ta soif de connaissances n’est pourtant pas assouvie. Laisse-moi te le prouver.
Je me détache des particules du halo pour me réassembler dans mon nid douillet de bouclettes. Je descends le long de la chevelure, me perche un instant sur l’oreille pour planifier mon incursion.
Je pénètre dans l’oreille. M’accrochant aux cils, je rampe agilement sous le tympan pour glisser dans la trompe d’Eustache. L’écho de ses paroles se répercute dans toute la cavité nasale. Les vibrations sonores s’amplifient dans le pharynx, puis s’ajoute le rythme de contractions me portant lentement vers l’œsophage. Je poursuis mon chemin saccadé jusqu’à l’estomac. Je le traverse et me laisse couler de l’étroit canal qui aboutit dans la rate.
Je baigne dans un immense terrain de jeux où tout est à manipuler avec une extrême délicatesse. La juste mesure est primordiale. Un faux pas et je risque de la mettre hors circuit pour une durée indéterminée.
Je me fonds dans la froide marée noire. L’opération minutieuse peut commencer.
Je me love entre deux lipides entourant une première molécule, puis pénètre à l’intérieur. Du centre, je pousse de tous côtés pour étirer la membrane. Porté par la pression osmotique, je gagne la prochaine molécule. Je fais doubler de taille chaque molécule. Le volume de liquide s’accroît instantanément.
L’étape la plus cruciale est conclue.
Je rebrousse chemin pour regagner l’estomac. Dans le suc gastrique, je sème feuilles de rose, semences de chicorée, manne de bambou, fleur de violette, eau de rose.
Je me colle à la paroi en attendant que la température de l’organisme ait suffisamment chuté, puis relâche une pincée d’anis pour l’assécher légèrement.
Pour éviter la rude remontée à l’encontre des forces de l’œsophage, je chatouille l’anneau musculaire à l’embouchure du long conduit. Mes excuses, ma petite primevère, pour ce spasme désagréable.
J’ai déjà regagné la bouche, la cavité nasale, et remonte vers la muqueuse. Je m’y embourbe, la traverse, m’en extirpe, pour m’aplatir sous le cerveau. Je l’enveloppe entièrement. J’absorbe un tout petit peu de ce liquide alanguissant, et d’ici un instant, tu songeras à t’activer.
Tout est prêt. L’atrabile afflue, la température interne est adéquate, le flegme a légèrement diminué. Il ne reste plus qu’à déclencher l’association d’images qui la ramènera chez elle.
Tous ces chiens autour. Je sais quel élément rajouter.
Ça fonctionne. Minou, viens mon minou. Très bien, déjà tu te décolles de ton affreux acolyte. Vois comme tu réagis maintenant, alors que tu chassais ces félins du pied. Tu te comportes comme la plupart des natifs de cet endroit insipide. Tu prends conscience de ton changement d’attitude en repensant à cet animal de ton lointain quotidien, allongé dans la poussière, au soleil. Je veux que tu touches son pelage. Étends la main. Bien.
Dégriffé, poils longs, ronronnant, avec un collier. Tu ne sens pas de colonne vertébrale et n’a pas à craindre les puces.
Ce chat devrait être en tout point plus aimable que les quelques-uns qui ont réussi à t’attendrir, par le passé. Tu continues à le caresser sans sentir le moindre grain de sable sous tes doigts.
Sable sable sable. Laissons l’idée gagner du terrain.
Gravier, herbe, feuilles mortes, terre. Ce n’est pas éblouissant. Ce n’est pas chaud. Regarde à nouveau l’ensemble. Debout, cette fois. Tu vois bien que le ciel tire vers le gris. Qu’ils sont tous si prévisibles et mécaniques. Un peu mornes même. Quel ordre sans vitalité.
Elle fait quelques pas vers son ami toujours assis. Non, elle n’a plus envie de s’allonger. Il a toujours le même air béat et ne remarque pas l’expression de son visage à contre-jour.
Un tintement de cloches au loin la fait se pencher vers son sac. Le coup d’œil furtif au petit écran qu’elle en retire confirme l’heure. I am going ! Déjà ? Oui, bisous.
Va, ma petite.
Letizia Binda-Partensky