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Ballet de granit

Les Grands ballets présentent l’histoire d’amour tourmentée de Camille Claudel et Auguste Rodin.

Crédit photo: John Hall

Monter un ballet sur les amours tempétueuses du célèbre couple de sculpteurs était audacieux et bien pensé. À l’origine de In Tandem, Dzambuling, Souvenirs de Bach et fondateur de sa propre compagnie de danse, Peter Quanz est aussi celui qui a composé le ballet Rodin/Claudel, un coup de génie qui exhibe le plein potentiel de ce talent émergent.

Crédit photo : John Hall

Le premier acte s’ouvre sur un amoncellement de chair couleur marbre. La vingtaine de corps formant une véritable pâte à modeler humaine met l’histoire en branle. Ils roulent, glissent, se décomposent au gré de l’inspiration des artistes et amènent ce qui va suivre : un ballet qui n’a rien de classique. D’ailleurs, les corps désarticulés qui se meuvent comme un bloc de glaise sont présents tout au long du ballet, prenant la forme des sculptures des deux artistes. Cette idée est l’une des plus brillantes de la chorégraphie.

Auguste Rodin, le sculpteur derrière Le Penseur, et Camille Claudel, la femme derrière ce grand homme, se rencontrent en 1883 à Paris. Camille a alors 19 ans, Auguste en a 43. Leur relation commence dans l’atelier de Rodin où Claudel y est apprentie et modèle, faute de pouvoir étudier à l’École des Beaux-Arts qui n’accepte pas les femmes.

Le début de leur passion amoureuse est un moment extrêmement fort. Le célèbre poème symphonique de Debussy Prélude à l’après-midi d’un faune accompagne la scène d’amour, presque érotique, et la campe dans son époque impressionniste. Sensuel, le couple entre en communion charnelle, et le spectateur ne peut s’empêcher de se sentir voyeur d’une beauté trop intime.

Amants, les deux sculpteurs s’influencent dans leur art. L’impétueuse et avant-gardiste l’élève surpasse même son maître, sans toutefois réussir à se faire reconnaître à sa juste valeur par les critiques de l’époque.

Dans le premier acte, Claudel manque malheureusement de mordant. La prétention de Rodin est marquée, alors que les pas de deux avec Claudel lui donnent l’avantage. La femme reste soumise, ne rendant pas justice à ce que devait réellement être la flamboyante sculptrice. D’ailleurs, Claudel se met plusieurs fois à genoux, les bras tendus, comme sa célèbre sculpture L’Implorante.

La couleur des costumes de Claudel est toutefois bien choisie : elle gradue l’intensité de son caractère qui se déploie finalement au deuxième acte. D’un rose saumon pâle à son entrée à l’atelier Rodin, puis d’un orangé plus vif, et finalement d’un rouge éclatant à la scène finale, ses robes habillent l’évolution de son caractère.

Crédit photo : John Hall

Si Graziella Lorriaux et Edi Billoshmi interprètent respectivement Claudel et Rodin avec talent, certains personnages plaisent moins. Jérémy Galdeano, le soliste qui joue Paul, le frère de Camille, manque de grâce, entravé par son complet veston mauve.

Malgré la cohésion presque parfaite des amants, les corps de ballet manquent d’ensemble durant de brefs moments. D’autres scènes manquent de clarté ; un médecin prétentieux qui se déhanche de manière loufoque en est un exemple. Est-ce une erreur ou une volonté de déstabiliser ? Le ridicule de certains moments est toutefois tellement fugace qu’on en oublie rapidement les tenants.

Même Camille Claudel, qui n’est pas la femme exubérante que l’on voudrait voir, se défoule néanmoins dans les moments où elle est soliste, lorsqu’elle s’oppose à la maîtresse officielle de Rodin ou lorsqu’elle s’oppose aux critiques de ses œuvres.

À ce point, finies les pointes, Camille Claudel fait une entrée fracassante au milieu d’une foule guindée, saute, tape du pied et oublie toute contenance, échevelée et le visage transformé. Si les Grands Ballets nous avaient habitués au genre classique, cet épisode montre qu’il est possible de sortir des sentiers battus, et nous prépare à un final fracassant et émouvant. Après son accès de folie, la sculptrice est internée dans un asile. Elle y passera les trente dernières années de sa vie dans un délire et un oubli complet.

Le ballet narratif en deux actes Rodin/Claudel met en scène avec brio les deux amants qui se sont entredéchirés. La beauté de leur communion charnelle, la puissance de leur dissension et le pathétisme de la jeune artiste entraînent le spectateur dans une représentation émotionnelle qui épate tous les sens, et bouleverse tous les cœurs.


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