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William Shakespeare, 17e comte d’Oxford

« Vous et moi, votre famille, votre reine et toute notre époque, passerons à l’Histoire uniquement parce que votre mari coucha ses mots sur papier. »

Artiste inconnu, National Portrait Gallery, Londres

N’est-il pas perturbant que l’un des plus hauts piliers de la culture occidentale soit fêlé jusqu’à la moelle ? Ce William Shakespeare, qui dérivait sa pitance de l’immobilier, qui n’a laissé aucun manuscrit sauf son œuvre présumée, et dont la signature tremblotante est digne d’un illettré, pourrait ne pas être l’auteur des pièces et sonnets dont la seule lecture redonnerait au pire des cyniques sa foi en l’humanité. Voilà le doute important qu’Anonymous, un film britannique d’un goût discutable, insuffle auprès du grand public.

Artiste inconnu, National Portrait Gallery, Londres
Vers 1559, la reine Élisabeth rencontre l’auteur de A Midsummer Night’s Dream, qui s’avère un jeune prodige d’à peine neuf ans. Éblouie par le talent de ce jeune Édouard de Vere, elle le fait 17e Comte d’Oxford et l’amène à sa cour. Grandissant dans une maison puritaine où les muses sont vues comme des succubes, De Vere est d’abord contraint de faire jouer ses pièces sous couvert d’anonymat. Puisque sa gloire grandissante entraînerait une trop grande curiosité envers ce mystérieux poète, Oxford confie ses pièces au dramaturge Benjamin Jonson, qui à son tour les fait jouer au nom d’un alcoolique illettré qu’on nomme Will Shakespeare.

Lorsque le rideau s’ouvre sur la première de Henry V, le spectateur du film vibre au diapason des badauds du Globe : le Chœur entame son monologue d’ouverture, et tous comprennent que quelque chose dans l’Art vient de changer à jamais. Lorsque Henry V exhorte le public à la veille de la bataille d’Azincourt, on roule des yeux et l’on esquisse un sourire indulgent à la vue des dizaines de bras qui se tendent vers l’acteur. Jusque là, on peut accepter cette vision expressionniste de Shakespeare parvenant à retourner les tripes des spectateurs.

Mais lorsque la salle entière se lance sur scène pour pourfendre les acteurs de l’armée française, on tire la ligne : comment ose-t-on réduire l’héritage de Shakespeare à une série de représentations survoltées dans lesquelles l’appréciation des pièces se témoigne par des réactions caricaturales et extraverties ? Dans l’esprit des créateurs d’Anonymous, le génie du Barde doit être exprimé par une catharsis orgiaque ressentie par l’entièreté du Globe. Et bien sûr, fidèle au mépris traditionnel de l’élite, cette hargne naïve et mal placée qui balafre notre époque, le succès d’une représentation se mesure par la force du soulèvement du popolo minuto, et de la répugnance qu’elle encourt auprès de l’aristocratie.

Voilà les seules fleurs à lancer au réalisateur Roland Emmerich : l’esthétique nébuleuse d’une Londres élisabéthaine ainsi qu’une navigation bien maîtrisée à travers six-cents ans d’Histoire et plus de quatre mises en abyme (la narration contemporaine assurée par le grand acteur shakespearien Derek Jacombi, l’époque élisabéthaine, les pièces jouées au Globe et la bataille d’Azincourt en 1415).

Le crime artistique d’Emmerich est d’avoir jugé que le sujet de la paternité des œuvres de Shakespeare manquait en soi d’intérêt pour un auditoire contemporain. C’est pourquoi il alourdit son film d’un fatras d’intrigues politiques douteuses, en suggérant que les mots d’Oxford/Shakespeare changèrent à eux seuls le cours de l’histoire anglaise.

Artiste inconnu, National Portrait Gallery, Londres
Cette historicité massacrée mine la crédibilité du long-métrage : nous faudrait-il croire à une Élisabeth peinte comme une garce qui pestait contre Jacques VI d’Écosse, ce « fils de chienne protestante » ? Fi ! La correspondance des deux monarques était un bijou de diplomatie dans lequel la reine se confondait en excuses pour le meurtre de Marie Tudor, et dans laquelle Jacques lui accordait son pardon afin d’accéder au trône anglais. Le scénariste John Orloff avance même que les fils illégitimes d’Oxford sont issus d’une union incestueuse avec la propre mère de celui-ci, qui n’est autre que la reine Élisabeth… Dans Anonymous, l’histoire est affublée de toutes les versions alternatives et conspirationnistes, et, dans le cas de cette relation œdipienne, reste sans approfondissement, condamnée à servir de lustre écaillé à une trame narrative grotesque.

Anonymous s’attelle à un sujet noble de la tradition humaniste : le pari était énorme. Aussi leur pardonne-t-on leur vénération sans bornes pour le Barde, dont le seul sobriquet rend grâce à son statut mythique. Mais la mémoire de William Shakespeare vient d’être sous-estimée, on l’a traînée dans une boue infecte faite d’intrigues pitoyables. Le pari est raté.


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