Un survol historique de la question linguistique au Québec montre que l’État québécois a réussi, durant la Révolution tranquille, à entamer un processus de francisation des secteurs publics et privés de la société québécoise. Quelle est la situation aujourd’hui ? Deux études parues récemment dressent un portrait inquiétant pour l’état du français dans les sphères privées et publiques.
Un recul à la maison
Une étude commandée par l’Office québécois de la langue française (OQLF) rendue publique récemment montrait que la proportion de francophones dans l’espace privé (excluant les écoles, les milieux de travail et les lieux publics) de la région métropolitaine passerait de 54% en 2006 à 47,5% en 2031. Malgré cette hausse de l’allophonie, la proportion des immigrants choisissant le français comme langue seconde à la maison est en progression. Avec un taux de 51% au recensement de 2006, il dépasse désormais celui des immigrants choisissant l’anglais, estimé à 49%.
Si le nombre d’immigrants choisissant le français a augmenté, c’est à cause d’une politique de sélection mieux ciblée. Ainsi, de plus en plus de nouveaux arrivants maghrébins, haïtiens et autres francophones sont admis au Québec. Comme l’explique Marc Termote, président du comité de suivi de la situation linguistique, « c’est un [signe de] succès de la politique d’immigration, mais ça ne veut en aucune façon dire que c’est un succès de la politique de francisation des immigrants. » Il s’agit d’une césure historique, puisque cette nouvelle politique de sélection diffère de celle des années 1960 lorsque le Québec agençait son immigration selon ses besoins de main d’œuvre, imposant ensuite l’usage de la langue de la majorité dans la province. Alors que l’ancienne approche impliquait une francisation coercitive, la nouvelle approche est préventive.
Christine St-Pierre, ministre de la Culture, attire l’attention sur l’augmentation du nombre d’immigrants n’ayant pas le français comme langue maternelle. Ainsi, si le taux de 51% exposé ci-haut est relatif au nombre total d’immigrants, le nombre absolu d’allophones continue d’augmenter. Le recul du français à Montréal peut ainsi être attribué en partie à la baisse de fécondité des francophones ainsi qu’au vieillissement conséquent de la population.
Parmi les solutions visant à contrer ce phénomène, il existe une tradition souhaitant franciser les immigrants par des mesures à court terme. Par exemple, François Legault et Charles Sirois, de la Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), argumentent davantage en faveur d’«une réduction du nombre d’immigrants », plutôt que de mettre l’accent sur la francisation de ces derniers.
Une autre tradition a pour objectif de promouvoir la francophonie plutôt que d’entraver l’allophonie. Comme l’explique la présidente de l’Office québécois de la langue française, Louise Marchand, « le mandat de l’Office est de s’employer à faire respecter la Charte [de la langue française] au travail et dans les commerces. » Son pouvoir ne s’étend pas jusque dans les salles à manger et les chambres à coucher.
Un déséquilibre au public
Quelques jours plus tard, l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) présentait une étude intitulée L’offre d’emploi de langue minoritaire des institutions publiques au Québec et au Canada, réalisée par l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC). C’est l’une des premières fois que des chercheurs portent une attention majeure sur ce sujet. Ils concluent que l’utilisation de l’anglais comme langue de travail dans les services publics québécois et canadiens révèle un important déséquilibre par rapport à son poids démographique.
Ainsi, au Québec, 135 000 travailleurs utilisent principalement l’anglais comme langue de travail dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la fonction publique. Plus précisément, 44% de ces emplois sont occupés par des anglophones, 29% par des francophones et 27% par des allophones.
Le constat est frappant puisque, alors que ce nombre représente 13,9% du total des emplois de ces secteurs dans la province, la réalité est que le poids démographique des anglophones au Québec est seulement de 8,7%. « Les secteurs publics de langue anglaise du Québec comptent 50 000 emplois de plus que ce que l’on pourrait escompter compte tenu du poids démographique des anglophones » explique Henri Thibaudin, auteur de l’étude.
Par le passé, le gouvernement provincial a lancé plusieurs campagnes publicitaires destinées aux commerçants afin d’encourager l’utilisation du français dans leurs affaires. L’étude actuelle s’intéresse toutefois aux emplois qui sont encadrés et soutenus par l’État et des organismes publics. « Ces secteurs d’emploi sont intéressants à étudier puisque, dans une large mesure, les gouvernements y contrôlent la langue de travail » explique Patrick Sabourin, président de l’IRFA. « Il est répandu de blâmer les effets anglicisants de la mondialisation et du commerce international ; mais les secteurs publics en sont essentiellement à l’abri ! »
Au Canada anglais, un déséquilibre linguistique similaire est observé : la taille du secteur public de langue française est généralement de moindre importance que la population francophone. L’Ontario fait figure d’exception. Le poids du secteur public de langue française y est de 4,9% pour un poids démographique francophone de 4,4%. Cependant, ailleurs au Canada, la situation est navrante. Au Nouveau-Brunswick, c’est un rapport de 31,8% pour 33,4% et de 1,3% pour 2,2% pour l’ensemble des autres provinces. Ainsi, monsieur Thiboutin affirme qu’au Canada anglais « on compte environ 7 000 emplois en deçà de ce qui serait justifié par le poids démographique des francophones ».
« Cette étude nous montre que la faible position du français dans les milieux de travail n’est pas qu’une affaire de mondialisation » conclut Patrick Sabourin. « Par le financement des secteurs de la santé, de l’éducation et de la fonction publique, les gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux soutiennent directement et indirectement une part disproportionnée d’emplois de langue anglaise, que ce soit au Québec ou dans le reste du Canada. Cette distorsion dans la configuration institutionnelle est au désavantage des francophones partout au pays. »