Montréal est pour moi une ville ancrée dans le présent, dans mon – très égocentrique – présent, dans la mesure où le fait que j’y ai grandi me donne l’impression qu’elle n’a pas existé avant moi, que toute description de son passé concerne une autre ville, une autre Montréal qui ne peut plus exister aujourd’hui.
D’une certaine manière, que Montréal soit si concrète signifie également qu’elle ne peut exister littérairement. Contrairement à Paris, New York ou Berlin que je n’ai pu découvrir qu’à travers le filtre envoûtant de l’écriture, Montréal m’apparaît comme trop tangible pour que quelques lettres sur une page en saisissent l’essence. C’est une erreur, évidemment. Je sais très bien que Montréal a déjà été écrite, mais ce n’est que très tard que j’ai été mise en contact avec le Montréal littéraire, grâce entre autre à Michel Tremblay et Nelly Arcan, et je peine encore à accorder leur Montréal avec la mienne, comme s’il m’était impossible d’accepter qu’on ait pu la vivre différemment que moi.
C’est tout de même avec une fierté ridicule que j’ai découvert, dans Un Homme en suspens (The Dangling Man), le Montréal de l’américain Saul Bellow. Né à Lachine en 1915 (le dernier enfant d’une famille russe juive tout juste immigrée au Canada) et déménagé à Chicago en 1924, Saul Bellow s’est entre autre vu remettre le prix Nobel de littérature en 1976 pour l’ensemble de son œuvre, dont les ouvrages les plus célèbres sont surtout Les Aventures d’Augie March (1953) et Herzog (1964). Un Homme en suspens (1944) est le premier roman que publie Saul Bellow et consiste en une sorte de chronique à la structure assez vague de la vie de Joseph, un jeune homme d’une vingtaine d’années, marié, qui attend plus ou moins d’être convoqué par l’armée américaine. Sans emploi, Joseph arpente les rues de Chicago pour passer le temps tandis que sa femme Iva part travailler tout les matins, assiste occasionnellement à des soirées entre amis ou en famille, et livre ses réflexions cyniques sur l’hypocrisie et le ridicule du monde dans lequel il doit vivre. La prose de Bellow (du moins dans la traduction française) est à la fois plate et fiévreuse et Joseph y apparaît tant soumis que révolté jusqu’au tout dernier moment où l’appel tant attendu de la guerre lui sert de délivrance et d’emprisonnement ultime.
Montréal ne joue qu’un rôle très mineur dans le récit de Bellow. Évoquée comme souvenir d’enfance, la ville où le narrateur a lui aussi grandi est la scène d’une époque passée et idéalisée –«Je n’ai jamais trouvé une autre rue ressemblant à Saint-Dominique»– où la pauvreté n’est plus source de soucis, mais permet plutôt une liberté qu’il ne retrouvera plus jamais. Bien qu’elle soit très partiellement décrite, très partiellement évoquée, la mention de Montréal dans le roman de Bellow a eu sur moi un effet très étrange, comme si c’était la première fois que mon univers était concrètement représenté dans de la « grande » littérature. Certes, je n’ai pas lu Mordecai Richler, qui possède probablement une vision plus pertinente de Montréal, mais voilà bien la preuve de la relation ambiguë que l’on peut avoir avec notre univers lorsqu’il est raconté.