Des manifestations sans précédent ont éclaté en Chine après l’annonce de la volonté du gouvernement de racheter des îles revendiquées par les deux parties. Les tensions entre les deux géants asiatiques ne font que grandir depuis plusieurs mois, des tensions à la fois politiques, économiques et culturelles.
En tant qu’Européens ou Nord-Américains, on a souvent tendance à considérer l’Asie comme un tout, un ensemble assez flou et exotique qu’on pense vaguement connaître à travers les films de Jackie Chan et les mangas. On parle de cuisine asiatique, de personnes asiatiques sans vraiment comprendre les nuances que ce terme englobe. Alors que je m’installais à Shanghai en 2009, une connaissance me dit : « Oh, trop cool, tu vas pouvoir manger des sushis ! ». Bien qu’il y ait en effet un grand nombre de restaurants japonais à Shanghai, ce n’est pas vraiment ce qui caractérise la gastronomie locale. Je m’amusai de sa remarque, non pas parce que c’était particulièrement drôle, mais parce que nous nous imaginions ledit ami dire à un Japonais que les sushis étaient chinois. Comment le Japonais aurait-il réagi alors ? Aurait-il été profondément offensé, ou aurait-il juste méprisé ce petit Français qui connaît si peu la cuisine asiatique ? En cette période de crise sino-japonaise, le Japonais l’aurait sans doute très mal pris. Les relations politiques et culturelles entre les deux pays semblent en effet se dégrader de jour en jour, et particulièrement depuis ces derniers mois. Lumière sur des tensions géopolitiques aux répercussions sans précédent.
Le contexte
La cause de toutes ces turbulences réside en premier lieu dans la revendication d’un archipèle, appelé Diaoyu (côté chinois) et Senkaku (côté japonais), entre la Chine et le Japon. La dispute autour de ces deux îles remonte à 1895, date à laquelle les îles seraient passées, avec Taïwan, sous contrôle japonais. En 1952, les Américains réquisitionnent Senkaku sans la moindre protestation de Beijing. Ce n’est qu’à partir de 1972, lorsque les îles sont restituées au Japon, que la Chine commence à grincer des dents. Et, depuis, la tension autour de leur propriété n’a cessé de croître : d’abord en 1994, lorsque la convention des Nations Unies détermine une limite de souveraineté de 200 milles au large des côtes ; une régulation qui était sensée limiter les conflits entre les deux puissances. Le problème demeure, étant donné que les îles se trouvent à égale distance d’Okinawa (Japon) et du littoral chinois. Depuis début 2012, différents incidents n’ont fait que détériorer les relations sino-japonaises – vous aurez peut-être entendu parler de ces manuels japonais qui, en 2005, minimisaient les conséquences de l’invasion japonaise des années 1930, et qui ont été la cause d’importantes manifestions en Chine.
Début 2012, les débats sont ravivés autour des îles. La Chine n’est pas seulement en plein boom économique, elle cherche aussi des points stratégiques pour augmenter son influence. En Avril 2012, le gouverneur de Tokyo se mêle à la discorde et menace de racheter les îles. Comme toujours, les querelles diplomatiques entre les deux pays sont largement médiatisées, s’ajoute par conséquent un entrain populaire considérable. Dès avril, la Chine commençait à s’ébranler et quelques manifestations eurent lieu dans des villes du nord du pays (Mandchourie) en particulier, où l’invasion japonaise de 1931 est encore vivante dans la conscience collective. Enfin, le 11 Septembre dernier, les îles sont officiellement rachetées par l’Etat japonais, provoquant des manifestations dans une vingtaine de grandes villes chinoises.
Il faut rappeler que la Chine et le Japon ont une histoire bien particulière et les relations des deux pays n’ont jamais été franchement amicales. Particulièrement du côté chinois, où les blessures de l’Histoire sont encore perceptibles : l’anniversaire de commémoration de l’incident du Moukden de 1931 a été marqué par des manifestations anti-japonaises plus violentes que jamais. Malgré une normalisation des relations en 1972, leurs relations demeurent dominées par une méfiance mutuelle. L’importance accordée aux îles peut nous sembler, de notre point de vue occidental, incompréhensible, voire même risible – The Economist a d’ailleurs publié une couverture titrant : « Could China and Japan go to war over these ?». Mais Diaoyu-Senkaku sont bien plus que des îlots inhabités et sont la source d’enjeux importants pour les deux puissances.
Les enjeux
Cette querelle historique révèle des conflits qui durent depuis des siècles et qui pourraient être liés à l’impérialisme des deux pays. Les frontières des pays de l’Asie de l’Extrême-Orient ont été sujets à un nombre incroyable de changements au cours des siècles passés. La soif d’impérialisme des deux puissances dominant cette région – la Chine et le Japon – se reflète dans les expansions et revendications territoriales, et chacune semble vouloir donner tort à l’autre. Au Japon, le premier ministre Yoshihiko Noda explique que les îles font « partie intégrale du Japon » et qu’il « ne pourrait pas y avoir de compromis ». Un discours similaire s’applique de l’autre côté de la mer de Chine.
Les îles Diaoyu-Senkaku ne sont pas seulement un symbole fort pour les deux pays ; elles sont aussi riches d’un potentiel économique. Bien qu’il soit difficile d’y habiter compte tenu de leur dénivelé et de leur petite superficie, les eaux les entourant sont très poissonneuses et pourraient contenir un important nombre d’hydrocarbures. Pour la Chine, la possession des îles aurait été un élément de stratégie socio-politique majeur : l’accès à la mer du pays est problématique, dans le sens où la côte de la mer de Chine est encerclée de morceaux de terre, d’îles ou de pays alliés aux États-Unis avec qui les relations sont conflictuelles (la Corée du Sud au nord, les Philippines au sud, Okinawa et Taiwan au centre). Cet encerclement limite les agissements maritimes et économiques de la Chine et favorise ainsi sa surveillance ; la possession des îles aurait déverrouillé un accès plus facile au Pacifique pour les chinois.
Les réactions de la communauté internationale
Les pays étrangers demeurent majoritairement neutres au débat. Les pays européens de l’ouest comme la France restent prudents et sont déterminés à ne pas se mêler aux débats, par peur de voir leurs relations commerciales se dégrader par un débat qui demeure régional. De son côté, l’ONU s’inquiète des tensions et invite les deux pays à « arrêter leurs provocations ». La position des États-Unis est plus ambigüe ; Washington a davantage intérêt, comme les pays européens, à rester en retrait. Bien que la première puissance mondiale soit liée par un traité d’alliance avec le Japon, elle ne s’engage pas officiellement en sa faveur et craint un conflit futur entre deux de ses plus importants partenaires commerciaux. « Notre objectif est que les États-Unis et la Chine établissent le plus important partenariat bilatéral du monde », a déclaré Leon Panetta, le chef du Pentagone en visite à Beijing fin septembre. La présence des États-Unis dans la région Asie-Pacifique est en tout cas renforcée ; Pékin désapprouve et demande à Washington de ne pas intervenir.
Un conflit qui mobilise les populations
Les tensions entre Tokyo et Beijing ne demeurent pas uniquement diplomatiques, bien au contraire. Les difficultés de communication entre les deux puissances s’illustrent avant tout dans les attitudes respectives du peuple face à cette crise diplomatique. Les médias, dans les deux pays, ont pris l’affaire très à cœur et n’ont pas hésité à en faire à plusieurs reprises leurs sujets de couverture. Le magazine pékinois Zhongguo Xinwen Zhoukan titrait par exemple « Ne pas céder un pouce de terre» ; Sukan Asahi, journal japonais, répliquait par un « Non à cet égoïsme qu’ils appellent « patriotisme ». Les différentes provocations de l’un et l’autre ne manquent pas d’être rapportées dans des articles propagandistes qui nourrissent l’ardeur des manifestants.
En Chine, les manifestations ont commencé dès l’annonce du gouverneur de Tokyo de racheter les îles. Les mouvements de foule n’ont fait qu’accroître depuis, et ont véritablement commencé à attirer l’attention de l’international en septembre. L’annonce de l’achat des îles a été l’élément déclencheur d’une vague de protestations systématiques et incontrôlables. Elles étaient principalement localisées devant les consulats japonais de grandes villes chinoises (Changsha, Shenyang, Xi’an, Qingdao comptent parmi les plus violentes) et devant l’ambassade de Beijing. Voitures de marques japonaises brûlées, incendies, usines nippones saccagées.
Midori Maki-Larrieu, expatriée japonaise à Shanghai, témoigne de l’impossibilité d’accéder au consulat du Japon le 18 septembre, date marquant la commémoration de l’incident du Mukden, témoignant de l’intensité des manifestations. Midori confiait au Délit le fait que l’école japonaise de Shanghai ait dû fermer ses portes pendant deux jours, et qu’un certain nombre de femmes dont les maris travaillent pour des entreprises japonaises ont été forcé de quitter la Chine dès le 15 septembre. Elles n’avaient aucun moyen de savoir quand elles allaient pouvoir y revenir. La plupart des grandes villes chinoises ont été touchées. La fureur anti-japonaise ne s’exprimait pas uniquement par des rassemblements violents ; des supermarchés, hôtels et autres magasins japonais ont été pris pour cible par la foule et saccagés. Les produits japonais sont toujours à 100% contrôlés à la douane et ont même tendance à être boycottés – nourriture, voitures, livres, etc.
L’implication du gouvernement chinois n’est pas totalement innocente. C’est en effet le ministère de la Culture qui a rapidement ordonné de retirer les livres japonais des rayons de librairies ; la propagande a interdit la diffusion de toute indication de marque japonaise dans les médias de masse ; Beijing a mis du temps à prendre des mesures concrètes contre les manifestations qui ont touché tout de même plus d’une vingtaine de villes en Chine.
Hu Jintao, l’actuel président du parti communiste, a laissé implicitement comprendre pendant la semaine suivant la déclaration d’achat des îles par le Japon, aux leaders des associations manifestantes qu’ils avaient son feu vert. D’autres membres du parti auraient même encouragé, guidé et organisé les révoltes. Xi Jinping, futur chef du parti communiste qui se prépare à relayer Hu Jintao, semble avoir disparu des médias pendant cette période de crise. Les liens renforcés entre le parti et l’armée, organe ultra-conservateur, ont renforcé le mouvement anti-japonais. Celle-ci n’a pas hésité, semble-t-il, à attiser la ferveur des manifestants et à pousser à un patriotisme excessif.
Il est évident que ces manifestations et les nombreux boycotts ont été encouragés par le gouvernement pour déstabiliser l’économie japonaise. Rappelons que la Chine est un des premiers partenaires commerciaux du Japon, et que cette situation est extrêmement déstabilisante pour Tokyo. Le gouvernement chinois a rappelé la population au calme dès le 17 septembre.
Regain de nationalisme
Ce « patriotisme raisonné » – terme employé par Beijing pour calmer les foules – n’a cependant pas freiné la montée d’un nationalisme excessif chez beaucoup de Chinois. Durant les manifestations, des posters de Mao étaient brandi en masse par les protestants. C’est là un phénomène inhabituel depuis l’ouverture du pays aux échanges en 1979, qui peut être interprété comme un regain d’influence de l’extrême-gauche nationaliste. Le nationalisme chinois a pour source un certain nombre d’influentes associations et blogs sur Internet, dont l’Alliance des patriotes chinois. Son fondateur, résidant à Beijing, souligne le fait que le conflit sino-japonais remonte bien plus loin que la question des îles. « Nous exigeons seulement que le gouvernement japonais […] demande pardon pour la guerre, comme l’a fait le gouvernement allemand » (Source : South China Morning Post, interview de Lu Yunfei).
Il est intéressant de noter que la montée du patriotisme s’effectue également au Japon. Bien que le pays est était habitué, depuis les années 2000, à un régime conservateur et relativement nationaliste et que le Japon est pétri d’un grand patriotisme en général, on assiste à une poussée d’un sentiment de fierté nationale encore plus grand. Des manifestations anti-chinoises, plus pacifiques, ont également eu lieu dans quelques villes japonaises. L’attitude de la population japonaise face à cette crise est plus calme que celle de leurs voisins. La presse japonaise met l’accent sur une chronologie qui n’est pas partagée par les deux pays – le fait que l’île ait appartenu au Japon depuis la fin du 19ème siècle et que son administration, depuis 1972, ait toujours été primairement japonaise -, et, en Chine l’impact de la presse dans la conscience collective opère comme un lavage de cerveau.
Quelques figures publiques renommées, comme le romancier Haruki Muramaki, ont cependant participé à calmer les ardeurs nationalistes. Dans un article publié dans un quotidien japonais, l’auteur de renommée internationale dénonce l’hystérie des deux pays et les appelle à repartir sur des bases de communication sereines. Il fait remarquer les dérives nationalistes qu’un conflit d’une trame si risible a provoqué des deux côtés. Il finit en demandant à ses compatriotes de ne pas contre-attaquer. Un argument similaire est repris par le japonais et sinophile Yoshikazu Kato, qui explique que le problème des deux pays est le manque de communication. Alors qu’ils sont des partenaires commerciaux majeurs, que la nature de leur relation est également décisive sur le plan international, il est impensable que les relations politiques soient en si grande dégradation, quarante ans après la normalisation de leur relation.
Un futur ambivalent ?
Selon la japonaise Midori Maki, une amélioration des relations entre les deux pays, de sa perspective chinoise, est difficile à imaginer avant longtemps. Bien que la situation des manifestations semble se calmer depuis ces derniers jours, le sentiment général d’hostilité entre les deux pays n’est pas atténué. Le 3 octobre, des banques chinoises ont annulé leur participation aux réunions du FMI et de la Banque Nationale à Tokyo, boycottant ouvertement ce sommet de la plus haute importance. Et ces tensions culturelles ne sont pas seulement valables en Asie.
La présidente de l’association des étudiants Japonais de McGill m’a raconté qu’un vendeur de magasin d’origine chinoise l’a prise à part en lui disant quelque chose comme « vous n’avez pas honte de ce que vous avez commis pendant la Seconde Guerre mondiale ? ». A quoi elle répondit qu’elle n’avait rien avoir avec les crimes de guerre commis par les Japonais à l’époque ; d’une perspective japonaise, la solution serait de mettre le passé de côté et de reprendre les relations sino-japonaises sur des bases nouvelles, de confiance et d’amitié. Pour les Chinois, une revendication demeure : comme le disait le fondateur de l’Alliance des patriotes chinois, le gouvernement du Japon doit s’excuser publiquement pour les évènements tragiques de 1931–1945. Il y a un détail que j’ai trouvé rassurant, en allant à une soirée de l’association japonaise de l’université. Chinois, Coréens, Taiwanais et Japonais se côtoyaient, certains d’entre eux étant les meilleurs amis du monde, et les clashs culturels qui avaient lieu dans leurs pays respectifs semblaient être à mille lieues de leurs préoccupations. Quand je demandai à certains d’entre eux ce qu’ils en pensaient, ils me regardèrent avec étonnement et me dirent : « on est tous amis ici ! ».