Le lien social se dissout et alerte régulièrement sociologues et philosophes. Et pour cause ? Notamment la montée d’un individualisme sans précédent, alimenté par les réseaux sociaux qui permettent aux individus de se forger une image virtuelle et qui favorisent la mise en place d’un narcissisme atypique. Nos sociétés occidentales assistent ainsi au développement de nouvelles psychopathologies qui seraient un frein à la cohésion social, au bien-être de chacun d’entre nous et à l’épanouissement social. Parmi les plus répandues et les plus médiatisées, on retrouve la « perversion narcissique » qui toucherait 3 à 8% de la population selon certaines estimations. Expression sombre que l’on retrouve chez les anglo-saxons de manière moins agressive. En effet, ces derniers parleront de « emotional abuser » ou « emotionally abusive individual ».
Difficile de ne pas se poser des questions lorsque l’on sait qu’un tel pourcentage de personnes est concerné. Maxime*, étudiant de troisième année à McGill en Génie Civile, raconte péniblement la difficulté de se défaire d’une telle relation. Tout se serait passé très vite, débuts grandioses, « trop beaux pour être vrais » selon ses propres termes, suivis de dénigrements insidieux, d’insultes injustifiées et d’une violence psychologique difficile à décrire. « Je ne savais plus qui j’étais, ce que je voulais et je ne pouvais pas accepter que cela vienne d’une relation affective ».
L’origine du terme
Le psychanalyste Paul-Claude Racamier est le premier, en 1992, à avoir élaboré cette notion qui cache un mal ordinaire que l’on commence à déceler et qui entre progressivement dans le vocabulaire collectif. Une récente enquête du Nouvel Observateur définit ce « détraqueur comme sociable, adorable, fréquentable, admirable, car la crispation morbide envers une proie unique, une seule, suffit à écluser sa compulsion destructrice ». Ce double visage paradoxal dissimule pourtant une faille narcissique datant généralement de l’enfance ou de l’adolescence (père absent, mère dépressive, rupture douloureuse, etc.) qui ne fut pas intériorisée et refoulée par l’enfant. Ce dernier n’aura d’autre alternative que de nier cette réalité trop douloureuse et développer ses propres mécanismes de défense telle que la perversion.
Effectivement, la perversion (du latin per qui signifie par et vertere que l’on peut traduire tourner, littéralement détourner, corrompre), permet à ce dernier de rehausser l’image négative qu’il a de lui-même en dénigrant l’autre. Plus fréquemment, la personnalité perverse narcissique se construit dans ce que Racamier qualifiait de « noyau pervers », autrement dit, un mode de relation affective préexistant dans le couple parental que l’enfant reproduira presque inévitablement dans sa vie future. Les causes du phénomène restent cependant hypothétiques et il est difficile de généraliser.
Peut-on les soigner ?
Selon certains experts, la perversion narcissique s’apparenterait à une psychose blanche, c’est-à-dire sans symptômes extérieurs, à dimension paranoïaque. Malheureusement, celle-ci serait très difficile à soigner car la guérison passerait indéniablement par une remise en question et une acceptation du sentiment inconscient de culpabilité que l’individu nie depuis l’enfance.
De toute manière, il est très rare que ces individus prennent conscience de leur pathologie et tentent d’entamer un processus de guérison. Leur mode de pensée les en empêche car selon celui-ci : « Tout est de la faute des autres ». Les « autres » en question ne seront eux-mêmes pas en mesure de soigner l’individu, même si inconsciemment ils y aspirent, et ne font que le conforter dans sa position. En établissant un mode relationnel basé sur l’empathie, la confiance et la sincérité, la victime va indirectement s’inscrire dans le désir du pervers et s’oublier. Autrement dit, mettre de côté son propre désir qui est, selon certains philosophes, le propre de l’Homme.
Les armes du pervers. Comment les identifier ?
Dans ce combat pour s’emparer du psychisme de l’autre, les pervers sont donc grandement avantagés, car ils ne sont pas encombrés par leurs propres émotions. Ils font porter aux autres la souffrance et la culpabilité qu’ils sont incapables de ressentir. Ce phénomène de « transfert » se définit par une culpabilisation insidieuse et injuste de la part du pervers envers sa victime. De facto, la meilleure arme du pervers est la parole, qui se décline par une communication erronée et la contradiction entre le discours de ce dernier et ses actes. De plus, celui-ci possède une grande capacité d’adaptation qui l’incite à changer son discours en fonction de son interlocuteur et de la situation et à manier le « chaud et le froid » sur le plan affectif avec grande dextérité. Petit à petit, ce discours contradictoire provoque une incompréhension chez l’interlocuteur et peut provoquer une dépersonnalisation sur le long terme en particulier lorsque la relation est fusionnelle.
En ce qui concerne le narcissisme, il est important de différencier celui qui est sain et qui permet à tout individu d’acquérir une bonne estime de soi, du pathologique à proprement parler. La personnalité narcissique contemporaine se présente sous la forme d’un fonctionnement intrapsychique qui définit les autres en tant qu’objets simplement utiles à satisfaire une toute-jouissance inatteignable. Dénoué d’empathie, c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place des autres, le narcissique est donc capable de tricher, blesser et manipuler sans remords.
Le mécanisme administratif
L’Amérique du Nord a, pour sa part, identifié cette pathologie dans les années 80 en étudiant les comportements psychologiques de certains couples homosexuels, hommes et femmes. En 1996, le Centre National d’Information sur la Violence dans la Famille de l’Agence de la Santé Publique du Canada signalait qu’environ 39% des épouses et concubines souffraient d’abus émotionnels de la part de leur conjoint, soit le double depuis la fin de la guerre. Au contraire, le nombre de femmes battues fut divisé par quatre pendant la même période. L’élaboration de lois fut indéniablement une avancée en la matière, mais force est de constater que la violence est toujours présente, simplement sous d’autres formes. Du côté français, Marie-France Hirigoyen (psychiatre, psychanalyste, thérapeute familial systémique et victimologue) a participé à l’élaboration de la loi du 11 janvier 2001 qui introduisait la notion de harcèlement moral dans le code du travail et dans le code pénal. Elle fut ensuite impliquée dans la mise en place d’une loi similaire en Belgique et au Québec. Son activité dans ce domaine fut notamment reconnue via la publication de son livre Le harcèlement moral, violence perverse au quotidien en 1998, qui fut traduit dans 24 pays et qui s’est vendu à 450 000 exemplaires.
L’équipe médicale de McGill a bel et bien conscience du problème que soulève ce genre de pathologie et dispose d’un Centre de Service de Santé Mentale depuis 1965 qui prône la guérison par l’expression de soi et la parole. Ce dernier est composé de 9 médecins, 1 nutritionniste, 4 doctorants et 5 travailleurs sociaux. Dans le cas d’abus sévères remontant généralement à l’enfance et ayant provoqué des maladies graves telles que la dépression chronique, l’anorexie, la boulimie voire même la schizophrénie, le Centre propose des entretiens avec des professionnels de la santé mentale. L’un des travailleurs sociaux opérant sur le campus, mais aussi au CHUM (Centre Hospitalier de l’Université de Montréal), souligne notamment l’énorme difficulté pour certains étudiants atteints de troubles alimentaires liés à un abus dans le cercle familial (qu’il soit émotionnel, physique ou sexuel) de s’intégrer socialement, car ces troubles sont souvent stigmatisés et perçus comme dépendant simplement de la bonne volonté de la personne atteinte. Leïla*, par exemple, a vu sa confiance en soi et en l’avenir grandement améliorées suite à une thérapie de groupe qui l’a aidé à surmonter les troubles alimentaires qui la hantaient depuis une relation toxique.
À plus grande échelle
La dimension sociologique et sociétale et de ce phénomène est donc à prendre en compte. D’une part, il invite à une réflexion sur la transition d’une société paternaliste où la violence physique prédominait vers une société où la violence existe toujours, mais de manière plus perfide, insidieuse, mais tout aussi destructrice. En effet, cet affaiblissement de la figure d’autorité paternelle associé au consumérisme frénétique entraînerait une intolérance à la frustration de plus en plus répandue. Selon le psychanalyste Jean-Charles Bouchoux, « nous vivions autrefois dans une société oedipienne, mais on a tué Dieu et on ne l’a pas remplacé. Nous sommes donc plus que jamais dans une société narcissique qui manque cruellement de pères ». Cette immaturité serait le terreau fertile de la prédation morale et d’un rapport à l’autre de plus en plus utilitaire. Selon Dominique Barbier, criminologue et expert psychiatre avignonnais, « c’est le mal du siècle. Ce que j’observe est effrayant, n’importe qui peut tomber sous la coupe d’un pervers ».
La panacée ? Elle n’existe pas. Cependant, une prise de conscience collective, le développement d’émotions socialement utiles telles que la culpabilité et l’empathie dès le plus jeune âge et une utilisation plus responsable des réseaux sociaux de la part des jeunes ne pourraient être que bénéfiques. Bien évidemment, ce type de pathologie n’appelle pas à la méfiance, mais bien à une vigilance et une réflexion sur les limites de ce qui paraît acceptable dans le monde que nous voulons construire.
Sommes-nous sur la bonne voie ?
A l’aube du XIXème siècle, le mouvement romantique qualifiait de « Mal du siècle » le profond désarroi lié à un monde économique qui serait à l’origine d’un vide spirituel. Baudelaire associait cette idée de « spleen » à la perte d’idéaux. La société post-matérialiste et narcissique d’aujourd’hui, qui repose en grande partie sur le numérique et où tout paraît accessible, où tout semble dû, nourrit bel et bien ce manque d’idéal collectif.
Darwin, lui, insistait sur l’existence dans de nombreuses espèces animales dont l’homme, des phénomènes de coopération entre les individus d’une même espèce, auxquels il donnait le nom de sociabilité et de sympathie. Il semblerait que le monde contemporain se dirige dans une direction opposée. Peut-être devrions-nous ainsi privilégier la coopération à la compétition, la réciprocité à l’efficacité, la solidarité à l’individualisme, combler la perte d’idéaux dont notre société est victime et s’orienter vers un monde plus harmonieux qui n’inciterait pas au développement de telles pathologies. Cependant, la formidable capacité d’adaptation de l’Homme et sa volonté de faire face aux crises qui ont traversé son histoire ne peut que donner espoir.
20 signes pour reconnaître un individu pervers narcissique :
1. Vampirisation de l’énergie de l’autre : l’expression « se faire bouffer » prend tout son sens.
2. Absence d’empathie, froideur émotionnelle.
3. Insatisfaction chronique, il y a toujours une bonne raison pour que ça n’aille pas.
4. Dénigrement de son ou de sa partenaire sous couvert d’humour au début, puis de plus en plus directement.
5. Indifférence aux besoins et aux désirs de l’autre.
6. Stratégie d’isolement de sa proie.
7. Égocentrisme forcené.
8. Culpabilisation.
9. Incapacité à se remettre en cause ou à demander pardon (sauf par stratégie).
10. Déni de la réalité.
11. Double jeu : le pervers narcissique se montre charmant, séducteur, brillant – voire altruiste- pour la vitrine ; tyrannique, sombre et destructeur en privé.
12. Obsession de l’image qu’il donne à l’extérieur.
13. Maniement redoutable de la rhétorique : le dialogue pour dépasser le conflit tourne à vide.
14. Alternance du chaud et du froid, maitrise dans l’art de savoir jusqu’où aller trop loin.
15. Psychorigidité.
16. Anxiété profonde, il ne supporte pas le bien-être de son partenaire.
17. Besoin compulsif de gâcher toute joie autour de lui.
18. Inversion des rôles : il se fait passer pour la victime.
19. Discours paradoxal et contradictoire : le proche perd ses repères.
20. Soulagement morbide quand l’autre est au plus bas.
Source : Le harcèlement moral, violence perverse au quotidien (Hirigoyen)
* les noms ont été changés par souci de confidentialité