Chaque année, le jour de la Saint-Valentin, des hommes et des femmes se réunissent dans toutes les grandes villes du Canada pour dénoncer la violence qui continue d’être faite aux femmes autochtones dans une troublante impunité. À Montréal, le 14 février dernier, quelques centaines de personnes ont uni leurs forces dans une nouvelle tentative de marquer la fin de cette ère d’indifférence envers les autochtones au Canada.
La marche organisée par le groupe Missing Justice tombait à point. La veille, l’organisme Human Rights Watch (HRW) avait diffusé un rapport étoffé détaillant certains abus commis par des policiers de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) qui ont travaillé sur le dossier de l’«autoroute des larmes ». Cette expression fait référence à l’Autoroute 16 qui relie Prince George et Prince Rupert en Colombie-Britannique et où un nombre sidérant de jeunes femmes autochtones ont été vues pour la dernière fois avant de disparaître sans laisser de traces.
Le rapport fait ainsi état d’allégations sérieuses concernant la négligence généralisée dont ferait preuve la GRC dans les dossiers de disparitions de femmes autochtones. Les faits présentés sont aussi appuyés par une foule de témoignages et de preuves circonstancielles qui suggèrent que ces femmes ont de bonnes raisons de croire qu’elles ne sont pas en sécurité auprès des autorités policières qui sont chargées de les protéger.
Le gouvernement Harper n’a surpris personne en opposant au rapport de HRW son habituelle fin de non-recevoir, allant jusqu’à ajouter l’insulte à l’injure en suggérant aux femmes concernées de remettre leurs preuves à la police. Belle ironie.
Que ces allégations contenues dans le rapport soient fondées ou non, le simple fait que les femmes autochtones en soient venues à craindre la police de la sorte ne justifie-t-il pas à lui seul que les autorités se penchent sur la question ? Pour le gouvernement de Stephen Harper comme pour ceux qui l’ont précédé, la gestion de la question autochtone prend souvent des airs de grande opération de relation publique : il importe d’abord de sauver les apparences. Les gens qui souffrent, eux, peuvent attendre.
Cette tendance s’est également manifestée on ne peut plus clairement lors des soulèvements pacifiques qui ont accompagné la montée en puissance du mouvement Idle No More, et plus spécifiquement encore dans la réponse servie par les conservateurs à la grève de la faim symbolique de la chef de la réserve d’Attawapiskat, Theresa Spence, qui ne réclamait pourtant rien de plus qu’une rencontre avec le Premier ministre. Soucieux de ne pas cautionner cette forme d’action politique éminemment dangereuse pour le maintient de l’ordre public, le premier ministre Stephen Harper a immédiatement répondu à la demande de Mme Spence par la négative. Pourtant, le simple fait que cette femme ait pu croire que la seule option dont elle disposait pour parvenir à s’entretenir avec son Premier ministre était une grève de la faim aurait dû suffire largement à convaincre ce dernier d’accepter de la recevoir. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit.
Le maintien d’un solide lien de confiance entre la population et les individus qui ont le devoir de la protéger est une pré-condition majeure au bon fonctionnement d’une société démocratique. Le rapport de HRW et les manifestations du 14 février, qui se tiennent chaque année depuis 1991, témoignent de la rupture de ce lien au sein de bon nombre des quelques 600 communautés autochtones du Canada.
Au-delà de la confiance trahie, les autochtones du Canada doivent quotidiennement faire face à une indifférence qui verse parfois dans l’aveuglement collectif. Avec le système des réserves, rares sont les Canadiens qui interagissent quotidiennement avec des autochtones et qui sont à même de constater à quel point nous les avons laissé tomber. Le fléau du suicide chez les jeunes autochtones et les disparitions non-résolues ne sont-ils pas d’ailleurs symptomatiques de la volonté quasi-explicite des autorités canadiennes d’affubler les communautés autochtones d’une cape d’invisibilité ? De la réserve d’Attawapiskat à l’«autoroute des larmes », trop de cœurs s’arrêtent encore d’avoir battu trop fort.
Le mouvement Idle No More aurait dû déclencher un dialogue national sur la question des droits des autochtones, mais force est de reconnaître que cette initiative inspirante s’est plutôt transformée en conversation unilatérale en raison du manque de réceptivité des autorités en place. Le gouvernement conservateur, qui traite le dossier comme n’importe quel enjeu ponctuant momentanément l’actualité politique canadienne, ne semble pas disposé à s’attaquer à l’état actuel des relations canado-autochtones : un insoutenable silence entrecoupé d’insaisissables élans de bonne volonté. Nous voilà ainsi condamnés à assister, le 14 février de chaque année, à une immense procession de cœurs brisés.