Montréal est comme un bateau. Un vaisseau qui flotte depuis longtemps et qui tient bon, beau temps mauvais temps. Mais ce beau grand bateau inquiète. On dirait qu’un nouvel équipage s’apprête à prendre contrôle, en jetant l’ancienne équipe par dessus bord. Puis la barque part tranquillement à la dérive, suivant le courant des plus riches, et des sous.
Sur l’Ile, ce qui est déjà construit, on le vend plus cher, et c’est connu depuis longtemps. Ce qui est nouveau, et inquiétant, c’est que ce qui peut se construire est pensé presque exclusivement pour répondre aux besoins des plus nantis. Des tendances d’exclusion sociale et de privatisation semblent émerger des nouveaux développements immobiliers.
Ces développement ressemblent davantage aux quartiers privés, ou gated communities, comme on les appelle aux États-Unis. C’est le cas de Bois-Franc dans Ville-St-Laurent et de Pointe-Est dans Point-aux-Trembles, de jeunes micro-quartiers montréalais qui ont leur nom bien à eux pour se distinguer du reste de leur arrondissement. Sans explicitement être des quartiers privés, ces nouveaux projets utilisent maintenant une barrière invisible faite de dollars pour exclure tout un pan de la population et favoriser un certain mode de vie. Les impacts sociaux et idéologiques de cette nouvelle orientation sont peu connus et méritent une certaine attention.
Phénomène américain
Aujourd’hui, environ huit millions d’Américains ont fait leur nid dans ces gated communities, depuis leur essor en popularité dans les années 80. Et le phénomène croît de façon exponentielle. Jusqu’à devenir non seulement « une mode à court terme, mais une transformation institutionnelle reflétant le changement idéologique vers une privatisation caractéristique du consensus néolibéral », comme l’explique Ewan McKenzie, professeur associé de politique à l’Université d’Illinois à Chicago.
Les gated communities sont des petits quartiers privés, entourés de barrières ou de murs, où l’espace public se transforme en espace privé, seulement accessible aux résidents. L’administration de ces quartiers ne se fait plus par la ville, mais par de petites institutions privées, écrivent Edward James Blakely et Mary Gail Snyder, auteurs du livre Fortress America. Sécurité privée, services privés, rues privées, gazon privé, vie privée, bonheur privé. « And god bless America ». Dans ces quartiers, on retrouve des populations économiquement et socialement homogènes. Les propriétaires y sont liés entre eux par une sorte de contrat obligatoire, une entente appelée restrictive covenant qui dicte des règles de conduite par rapport à leur quartier ou à leur résidence. Au début du 20e siècle, alors que la ségrégation raciale était en vigueur aux États-Unis, ces covenants étaient utilisés à des fins d’exclusion ethnique. Par exemple, une entente pouvait stipuler qu’aucun individu non-blanc n’avait le droit de louer ou d’être propriétaire d’une résidence dans un lot particulier, habité par des blancs. Dans des villes comme Chicago, ceci a eu pour effet de stigmatiser certains quartiers et d’entrainer une ségrégation raciale bien spatiale.
Actuellement, ces ententes concernent plutôt des restrictions relatives aux bâtiments. On retrouve aussi dans ces communautés des associations de propriétaires qui agissent comme des petits gouvernements privés, qui s’occupent de la gestion et de la règlementation relatives au quartier, comme l’explique Setha Low, directeur du groupe de recherche sur l’espace public de la City University de New York. En 2003, on comptait 230 000 de ces associations aux États-Unis. Setha Low compare les gated communities à des compagnies privées qui « font payer leurs clients ou qui taxent leurs membres pour qu’ils aient le droit de recevoir des services ».
Cette uniformité exclue du reste du monde s’accompagne évidemment de nombreuses problématiques sociales : augmentation des inégalités dans la ville, effritement des liens sociaux, peur et criminalité grandissantes, infrastructures urbaines mal en point en raison de plus faibles revenus municipaux, privatisation des espaces publics, etc…
Aussi, la forme de gouvernance qui y est privilégiée par l’association des propriétaires redéfinit totalement le concept de démocratie, voire l’abolit : le pouvoir de décision est placé dans les mains d’hommes d’affaires et non dans les mains d’individus élus. Au point de créer une société parallèle : les gated communities prétendent créer un esprit de communauté, une sorte de petite clique exclusive de gens aux valeurs et moyens similaires qui permettrait de cohabiter dans l’harmonie grâce à l’implication directe et active de ses membres.
Il est évident que le phénomène étatsunien est à des lieues de la réalité montréalaise. On tend toutefois à s’en rapprocher avec des petits développements de plus en plus exclusifs. Pourtant, la mixité dans une ville est essentielle, tout simplement pour éviter sa ghettoïsation.
Évidemment, l’histoire des États-Unis – où le concept de droit de l’individu primant sur celui de l’État est largement répandu – est différente de celle du Québec. Il est cependant clair que la demande pour de tels quartiers emmurés, et les offres alléchantes, ne fait que s’étendre sur le grand bateau montréalais.
Macro sur des micros
Pointe-aux-Trembles est un quartier résidentiel sans prétention, de l’extrémité Est de la Ville de Montréal. Quelques publicités annoncent depuis quelques mois la venue d’un nouveau développement de condos nommé « Pointe-Est ». Qui plus est, il s’agirait plus précisément d’un nouveau quartier privé.
Un des responsables du projet, Steven Socciarelli, explique : « On veut faire la publicité pour que les gens pensent que c’est un quartier. C’est comme une petite ville. […] C’est identifié par ‘’Pointe-Est’’. Ça aide pour les ventes en général. Les gens aiment ça beaucoup parce qu’ils pensent qu’ils habitent, oui dans Pointe-aux-Trembles, mais dans quelque chose d’un peu plus privé. […] Quand les gens entrent, ils sont vraiment dans le quartier « Pointe-Est ». On veut commencer une petite trend ». Un peu comme des gated communities aux États-Unis ? « Ça, c’est vraiment l’idée qu’on veut faire. Parce qu’aux États-Unis, c’est très gros, c’est quelque chose qui est en train d’être très connu. Ce qu’on fait, c’est comme une gated community : autour on met beaucoup d’arbres, et on met comme un bardeau d’asphalte, ou n’importe quoi pour donner l’image que c’est vraiment une gated community, mais pas vraiment fermée. On ne peut pas la fermer. Sinon ça devient beaucoup plus privé et ça devient beaucoup plus cher ».
Exit le simple développement de condos. On construit maintenant des communautés. Mais on ne les ferme pas complètement au public, le marché n’est pas encore prêt pour cela. Il s’agit d’y aller tranquillement, le sentiment de privatisation avant la privatisation réelle. Celle-là viendra peut-être quand on aura les moyens de payer.
Sur le terrain, le projet Pointe-Est n’est qu’à l’étape de la coupe d’arbres et de nivelage. Plus loin de là, dans le centre-nord de l’Ile, se trouve Bois-franc, dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Le développement y est entamé depuis les années 1990, avec comme objectif la construction d’environ 3000 unités d’habitation sur environ 1 500 000 mètres carrés, soit l’équivalent de 500 terrains de football ou un peu plus de deux fois le parc Lafontaine.
Comme le dit fièrement Alan De Sousa, maire de l’arrondissement, c’est le plus gros projet de la sorte au Québec : un développement qui met de l’avant le Nouvel urbanisme, où on mise sur la densité et la mixité des fonctions du bâti.
On accède au quartier par l’une des cinq entrées. Une fois passée la bannière qui délimite le Bois-franc du « non Bois-franc », on se retrouve dans un tout un autre univers. Maisons soigneusement alignées ; lots aux styles très identiques ; petits parcs ici et là ; architecture épurée, place publique avec quelques commerces, calme dans les rues, meublé par le cui-cui des oiseaux fréquemment interrompus par le bruit des avions traversant le ciel. Entrer dans Bois-franc, c’est entrer dans une autre réalité. Une perfection méticuleusement calculée.
Ici, les gens sont liés par un contrat, un code de conduite nommé « servitude architecturale » qui stipule de clairs règlements. « Il faut [les] connaitre et s’y conformer », comme on peut le lire sur le site Web du projet. En bref, les propriétaires n’ont pas le droit de modifier l’extérieur de leur maison, de leurs murs, de leur clôture, de leur jardin ou la place où garer leur voiture. Autrement dit, ce code sert à la préservation de la belle image de Bois-franc.
On y trouve aussi une association des propriétaires. Son slogan : « occupez-vous de vos affaires ». L’association « veille à la protection du caractère distinctif de Bois-Franc, organise des activités afin de créer un sentiment d’appartenance, et représente ses membres auprès des autorités compétentes dans le but d’améliorer les services à la communauté ». Les propriétaires de Bois-Franc peuvent y participer moyennant une cotisation de 60$ par année. Encore plus de points en commun avec ce qui existe dans les gated communities.
M. De Sousa insiste sur le fait que le projet Bois-franc est vert, c’est-à-dire axé sur le développement durable. Il semble toutefois manquer un volet très important au projet : celui de l’inclusion sociale. Certes, le quartier est mixte ethniquement, mais pas économiquement. Selon le maire de Saint-Laurent, il y a différentes fourchettes de prix d’habitation dans le projet. Mais il n’en connait pas plus à ce sujet. La ville n’est pas dans « le domaine du marketing », dit-il.
La vérité est que le prix des logements est élevé (condos commençant à 300 000$, maisons de ville commençant à environ 700 000$), restreignant ainsi la possibilité d’achat par les gens ayant un faible revenu, et même de ceux ayant un revenu moyen. Selon le livre Les espaces dégradés, contraintes et conquêtes, de Gilles Sénécal et Diane Saint-Laurent, Saint-Laurent est le quartier où il y a le plus de demandes de logements sociaux dans la Ville de Montréal.
Les développements comme « Pointe-Est » et « Bois-franc » font la promotion explicite de milieux de vie homogènes et plus privés, accessibles aux plus nantis. Les individus influencent l’organisation de leur ville, et inversement l’organisation de la ville influence le mode de vie de ses habitants. Ceci signifie que si la ville décide de favoriser des développements immobiliers plus privatifs et exclusifs pour les plus riches, ceux-ci prendront davantage de place dans la ville, ce qui aura par la suite l’effet d’augmenter la demande pour des projets leur étant destinés, et conséquemment, leur offre.
De même, si on favorise les projets immobiliers de ce genre, le comportement spatial des gens sera influencé, et on risque d’assister à une ghettoïsation des diverses couches sociales dans la ville et à une exclusion systématique des moins nantis, et donc, une augmentation des inégalités socio-économiques.
Si le chapeau te fait…
Cette tendance immobilière est soutenue par un principe bien évident. Sous chaque espace se trouve une idéologie. Avec des micro-quartiers comme Bois-Franc et Pointe-Est, c’est l’idéologie du privée qui prime : privatisation subtile des espaces publics, privatisation de la gouvernance, propriétés privées, modes de vie règlementés par des promoteurs privés… Qui gère les pauvres ? Le public. Qui gère les riches ? Le privé. Cette réalité dichotomique crée une rupture dans la société, un cratère entre les « Have » et les « Have-not ». Cela se reflète plus que jamais concrètement dans la ville, c’est-à-dire dans le bâti à cause des développements immobiliers. Montréal est en train de faire la promotion d’un certain mode de vie.
La responsabilité d’un tel phénomène ne revient pas uniquement à la personne qui achète un logement dans un quartier homogène et plutôt privé. La responsabilité revient à divers acteurs qui s’emboîtent comme des poupées russes. Tout d’abord, celui qui achète sa résidence dans ce genre de quartier fait le choix d’un mode de vie calme, sécuritaire, homogène, confortable, voire même individualiste. La demande pour ces lieux est très forte à Montréal, surtout quand trouver une maison pour une famille est une mission difficile en ville. En résulte des offres plus pointues et exclusives de la part des promoteurs, qui n’ont pas tellement avantage à construire des logements abordables, car cela est associé à une perte plutôt qu’à un gain d’argent dans leurs poches.
Ensuite, si les promoteurs construisent de tels projets, c’est que la ville les en autorise.
Comme l’explique M.Daniel Gill, professeur en urbanisme à l’Université de Montréal et chercheur à l’observatoire SITQ du développement urbain et immobilier, avant, c’était la Ville de Montréal qui proposait aux promoteurs des terrains spécifiques pour construire des projets immobiliers. Maintenant, ce sont les promoteurs qui viennent proposer à la Ville des projets sur un terrain qui les intéresse. La Ville accepte ou refuse un projet à sa guise, en principe. Ces projets sont bien intéressants pour la municipalité, car ils rapportent beaucoup d’argent, et ce, bien plus que des logements plus accessibles pour les moins nantis.
Enfin, derrière la Ville de Montréal, se trouve le gouvernement du Québec qui formule les grandes valeurs sur lesquelles le développement des villes se fait. La société d’habitation du Québec (SHQ) constatait dans son plan stratégique 2011–2016, que les personnes ayant moins de moyens avaient encore beaucoup de mal à se loger de manière adéquate en raison du prix élevé des loyers, et que davantage de gens étaient dans le besoin.
Un effort est fait pour promouvoir d’une certaine façon la mixité. Certains nouveaux développements sont un bon exemple, comme le faubourg Contrecoeur dans l’arrondissement de Mercier-Est. Cependant, on ne fournit pas suffisamment de logements plus abordables alors que le nombre de développements immobiliers privés augmente, lui, de manière exponentielle.
Il reste environ 110 000 terrains à développer à Montréal, avec autant de logements potentiels. Qu’allons-nous y construire ? Vers quelle réalité et quel avenir va Montréal ?
Il semblerait que d’une part, on pousse de plus en plus les pauvres en périphérie de la ville, et d’autre part, on construit en ville et à ses abords des quartiers exclusifs-privatifs. Où logeront les moins nantis ? Seront-ils jetés sous peu par-dessus bord, les laissant nager tout seuls vers les rives éloignées des banlieues ?