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De l’activisme raisonné

Camus écrivit un jour qu’il fallait avant toute chose s’indigner. L’indignation, d’après une entrevue de Jean-François Mattéi, spécialiste de Platon et de Camus, accordée au mensuel français Philosophie, « c’est une protestation immédiate qui ne vient pas d’abord de la raison mais du cœur bouleversé par un affront fait à la morale ». Au-delà de la réflexion qui ne vient qu’en second lieu, il est de certaines choses, certains mots ou certains actes, que seules nos passions peuvent corriger. Dans L’Homme Révolté, l’existentialiste Camus explique alors que « l’esprit révolutionnaire, s’il veut rester vivant, doit donc […] s’inspirer de […] la pensée des limites », soit être un esprit « mesuré », un « commandement positif qui amène à canaliser toute forme d’excès ». Et Jean-François Mattéi de conclure : « S’indigner de manière ‘‘mesurée’’, c’est refuser de choisir entre un seul camp, de se comporter en idéologue borné ».
Qu’en est-il concrètement de cette « mesure » camusienne ? Cette idée n’est-elle pas l’apologie de l’indécision, ou pire, du fatalisme ? Il semble logique que, refusant de prendre parti dans quelque conflit que ce soit, nous finissions tous par ne rien faire, par ne rien dire, devant les pires injustices et atrocités. N’est-il pas de notre devoir de crier au scandale devant le massacre syrien, ou simplement de hausser la voix et monopoliser la rue pour faire changer une décision gouvernementale allant au détriment d’une majorité de la population ? De peur d’être absorbé par nos passions qui pourraient, il est vrai, noyer notre sens critique, Camus préfère prôner l’inaction. Ainsi faut-il réfléchir, analyser, critiquer de manière rationnelle afin… de ne rien faire.

Si la conclusion de Camus semble erronée de mon point de vue, ses prémisses ne sont pas dénuées de sens. La mesure, pense-t-il, est l’antonyme de la folie des passions, qu’il décide d’appeler « pensées nihilistes ». Ainsi explique-t-il dans L’Homme Révolté que « rien [n’arrête plus ces pensées nihilistes] dans leurs conséquences et elles justifient alors la destruction totale ou la conquête indéfinie ». C’est le triomphe de l’irrationnel qui semble aveugler tout manifestant et le pousse à toujours se battre, même quand la lutte semble a priori finie.
Il suffit de regarder les mouvements sociaux d’aujourd’hui pour comprendre que Camus voit juste. Le but premier du « Printemps Érable » était d’abolir l’augmentation des frais universitaires ; le mouvement devint une lutte anticapitaliste, anti status quo, qui visait à changer la société québécoise « de A à Z ».
Idem pour les manifestants au Brésil cette année, qui contestaient à l’origine l’augmentation des coûts des moyens de transport. Depuis, le gouvernement en place a affaire à des jeunes souhaitant révolutionner les institutions – au-delà de la corruption, c’est l’existence même de ces institutions qu’ils remettent en question.C’est donc un affrontement entre deux groupes, deux « classes » parallèles qui ne peuvent s’entendre. D’un côté, les jeunes pour qui la rue devient une scène politique, de l’autre un gouvernement qui croit agir pour le bien commun de son pays et de son peuple ; qui a raison ? Que faire dans une telle impasse ?
Une foule déchaînée dans la rue, à coups de slogans et d’insultes, ne changera guère les choses. C’est davantage une méthode de communication, une « pub » ; les politiques auront de la peine, quant à eux, à écouter (avancements à changer ? projets ?). Que pensera un gouvernement qui se voit obligé d’envoyer sa police anti-émeute afin de ramener l’ordre ? Il n’y verra que des manifestants enragés incapables d’avoir un discours constructif. Pourquoi écouter de tels hooligans, que seule la force semble pouvoir calmer ?

Je ne critique pas la forme ; je partage seulement des doutes quant à l’impact que cet effet de groupe peut avoir. Étonnamment, il me semble qu’il jouerait au détriment de ses organisateurs et ses participants. Comble. La « mesure » de Camus a donc là toute sa pertinence ; ne soyons pas « l’esclave de nos passions » comme le dirait le philosophe David Hume ; ne devenons pas une bête irrationnelle que le gouvernement n’a aucune envie d’écouter. Alors faut-il se taire ? L’Histoire a montré à maintes reprises que les changements sociétaux les plus drastiques étaient venus « du bas », avec la force du peuple. Encore faut-il être capable d’offrir des changements constructifs, qui tiennent la route et qui puissent être présentés et animés par une idéologie constructive. Faire comprendre au gouvernement qu’il a tort en usant un langage qu’il connaît : celui des nombres, des pourcentages, et des longs mots alambiqués que seuls les plus érudits maitrisent.
Voilà où Camus se trompe ; il faut prendre parti, mais il est d’une importance extrême de savoir présenter des idées et des arguments de la bonne manière. La rue fait gage de spot publicitaire, elle vend les idées – au risque de perdre toute crédibilité aux yeux des dirigeants. Les experts, quant à eux, ont la tâche délicate de démontrer les fautes et corriger le tir gouvernemental à coups de graphiques et d’analyses économiques.

Une sorte d’activisme « raisonné », politiquement constructif et que l’élite dirigeante souhaite entendre. Un activisme qui puisse vraiment changer les choses.


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