Le 21 août dernier, des armes chimiques auraient été utilisées en Syrie contre des civils, remettant ainsi au premier plan ce conflit qui déchire le pays depuis plus de deux ans. L’emploi du conditionnel est volontaire, car certains experts réfutent cette « hypothèse », comme le général français Dominique Delawarde dans un article publie sur le site Mondialisation.ca le 12 septembre : « Cette utilisation de gaz dans la ville de Damas n’est tout simplement pas crédible. Il est vrai que « plus c’est énorme, plus ça passe », mais là, la ficelle est un peu grosse ». Auparavant, plus de 100 000 personnes avaient trouvé la mort, mais c’est la possible utilisation du gaz sarin qui a récemment « réveillé » les consciences. Il semble donc acceptable de massacrer ses concitoyens, à condition bien sûr de ne pas dépasser la ligne rouge tracée par la communauté internationale : l’emploi d’armes chimiques. Cette absurdité, comme bien d’autres (les massacres tolérés en Afrique ou en Asie), montrent que la diplomatie connaît aujourd’hui ses limites.
Impasse diplomatique en Syrie
La force diplomatique occidentale, qui s’est longtemps considérée comme le gendarme de la planète et le diffuseur de la démocratie, semble aujourd’hui être face à sa limite : une intervention en Syrie est risquée, car Bachar Al-Assad, comme il l’a déclaré au journal français Le Figaro, est prêt à répliquer en cas d’intervention étrangère : « Dans la mesure où la politique de l’État français est hostile au peuple syrien, cet État sera son ennemi. Cette hostilité prendra fin lorsque l’État français changera de politique. Il y aura des répercussions, négatives bien entendu, sur les intérêts de la France ». Qui plus est, une majorité des Français et des Américains s’expriment aujourd’hui contre une intervention, selon de nombreux sondages. Ainsi la diplomatie américano-européenne doit d’une part gérer une crise interne : la population refuse de retomber dans un bourbier tel que l’Afghanistan, que ce soit aux États-Unis ou en France où 59% de la population est opposée à une intervention militaire en Syrie, d’après les chiffres de l’institut britannique de sondages YouGov et de l’Institut français d’opinion publique (IFOP).D’autre part, une intervention est compromise au niveau international : d’autres puissances comme la Chine et la Russie ont désormais les moyens de défendre leurs intérêts, militairement mais aussi économiquement. Cela semble ne plus faire de doute : l’ordre diplomatique mondial tel qu’il était au siècle dernier change.
De nouveaux acteurs
Si cet ordre mondial change, c’est parce que la conception du monde dominé par les États-Unis, et éventuellement l’Occident, tel que nous le concevions depuis 1991, s’estompe. En effet, comment ne pas voir que la hausse du budget militaire de la Chine, la médiation du Brésil entre l’Iran et la Turquie en 2010 concernant le nucléaire (certes raillées par les États-Unis) ou encore la transformation du G8 en G20 (bien que le G8 n’ait pas disparu) sont les signes de l’émergence d’une diplomatie de l’ex-Tiers-Monde. Un demi-siècle après la conférence des pays « non-alignés » du « Tiers-Monde » à Bandung en Indonésie, en 1955, les pays émergents semblent de plus en plus se faire entendre, et cette fois de manière efficace. Sans parler pour autant d’égalité diplomatique avec les pays Occidentaux (notamment les États-Unis), on note un réel impact de ces pays, notamment au niveau régional.
Julie Norman, professeur de Sciences Politiques à McGill et spécialiste du Moyen-Orient, explique au Délit que les pays en dehors du Big Five (le conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui inclut la France, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et les États-Unis) sont de plus en plus forts à l’échelle de leurs continents respectifs. Ainsi la Chine, si elle n’est pas encore des plus actives au niveau international, étend son influence diplomatique à toute la zone Asie-Pacifique. L’auteure de Géopolitique des pays émergents, Sylvia Delannoy, professeure d’Histoire au Lycée Français de Singapour, indique par exemple que « la Chine cherche à se doter d’une marine moderne avec une réelle capacité de projection », pour à terme contrôler les détroits, et Taïwan. Dans ce cas, la Chine « croise ainsi ses ambitions régionales et mondiales », car elle contrevient directement aux intérêts américains (qui protègent Taïwan et maîtrisent les détroits pour l’instant, notamment grâce à leur présence à Singapour).
Idem pour les pays arabes, dont plusieurs forment une ligue afin d’occuper une place prépondérante au Moyen-Orient dans la médiation. La ligue arabe a été appelée à des fins diplomatiques par l’ONU durant le « printemps arabe », par exemple pour mener une mission d’observation en Syrie entre 2011 et 2012. Mission dont les conclusions ont été éventées car elles mettaient à mal la doxa pro-révolutionnaire soutenue par les États-Unis et la France afin de justifier une intervention militaire.Karim, étudiant en Génie Civil à McGill, a passé quasiment toute sa vie à Damas, la capitale syrienne. En entrevue avec Le Délit, il explique qu’une intervention étrangère serait une catastrophe, car elle ne ferait qu’accroître le chaos qui règne déjà dans son pays. De plus, il estime que la communauté internationale est mal informée sur la situation réelle, notamment quant à l’usage des armes chimiques, et que ses intentions réelles sont loin d’être purement humanitaires. Le problème de l’intervention se pose dans certains cas, notamment lorsqu’une population se fait massacrer. Mais n’est-ce pas le rôle de l’ONU de protéger ces populations ?
L’ONU, un organe faible et divisé
L’ONU, justement, tente d’assumer sa mission de garante de la Paix Mondiale mais elle a parfois bien du mal à se faire entendre. Julie Norman explique au Délit que l’organisation a volontairement été créée de manière à ce que son pouvoir soit limité, et qu’en cas de velléité belliqueuse des États-Unis, elle n’ait pas suffisamment de poids pour les arrêter. Outre ce problème d’influence, l’ONU est aujourd’hui déconsidérée par beaucoup de pays car elle ne représente pas l‘Ordre mondial et est soumise au diktat du Conseil de Sécurité. Ainsi, de nombreux pays émergents s’y investissent peu, privilégiant des voies alternatives. Julie Norman explique que l’ONU n’est pas le centre des négociations, et que la diplomatie est plus souvent faite directement d’État à État, au travers de négociations bilatérales ou multilatérales.Pour refléter la mondialisation et la montée en puissance des pays émergents, de nombreux pays souhaitent revoir le mode de gouvernance de l’Organisation : en 2004, l’Allemagne, le Brésil, l’Inde et le Japon ont milité pour intégrer le Conseil de sécurité, tout en demandant l’intégration au conseil de deux pays africains pour que la population mondiale soit représentée dans son intégralité, et non plus à hauteur de 30% (environ) comme c’est le cas aujourd’hui. Julie Norman, quant à elle, propose non seulement d’augmenter la taille du Conseil de sécurité, mais également de fournir un « contre-veto » à l’Assemblée Générale dans le cas où un seul membre du Conseil de sécurité pose son veto. Cependant cela ne semble pas prêt de se passer, car les États-Unis s’y opposent.
La puissance américaine tient le choc
Les États-Unis sont-ils encore la seule puissance dominante ? À cette question, Daniel Braden, président de l’association Democrats Abroad à McGill, une association étudiante de politique américaine, répond au Délit de la même manière que Julia Norman : oui, les États-Unis occupent une place dominante, et pour encore un certain temps. Selon lui, la puissance américaine fait face à de nouveaux défis, mais elle s’y adapte en jouant tour à tour sur le soft power, la puissance « douce », c’est-à-dire économique et culturelle ; et quand cela ne suffit pas sur le hard power, la force militaire. Ainsi, l’administration américaine peut voir sa politique étrangère du bon œil, sa domination diplomatique étant certes contestée, mais néanmoins affirmée : affronter les États-Unis en conflit ouvert semble compliqué, bien que pas impossible pour une coalition de pays. C’est pourquoi les pays émergents font plus appel à leur puissance économique que militaire lorsqu’ils proposent des vues contraires à celles américaines à l’ONU.
Néanmoins, l’antiaméricanisme est un phénomène qui ne cesse de croître dans le monde, notamment au Moyen-Orient et en Amérique Latine. Dans un article paru en 2002, Roula Khalaf, une journaliste du Financial Times spécialiste du Moyen-Orient, explique que les populations de l’Irak, l’Afghanistan et des pays frontaliers ont le sentiment que « la guerre [contre le terrorisme] est menée contre les sociétés arabes et musulmanes ». Les populations souffrent de l’impact économique et humain de ces guerres, se retrouvant sans emploi, sans ressources, et parfois sans toit ni famille. De même, en Amérique Latine, le rejet des États-Unis est très populaire, et définit la posture diplomatique de certains États comme le Venezuela. Ce dernier a par exemple créé, avec Cuba, l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América, ALBA), afin de fonctionner en dehors de la sphère d’influence des États-Unis, qui avaient tenté de créer une Zone de Libre Échange des Amériques. Cette posture anti-impérialiste rejoint celle de la Russie, qui revient au premier plan des relations internationales à propos de la crise syrienne, grâce à son poste au Conseil de sécurité. Pour Daniel Braden de Democrats Abroad, ainsi que pour de nombreux observateurs, c’est un signe inquiétant, une sorte de « retour » à la situation de la guerre froide, même si l’accord trouvé sur la destruction des armes chimiques montre que la coopération entre les deux nations n’est pas totalement impossible.
De nouveaux moyens
Un changement notable dans le monde de la diplomatie est le transfert d’une diplomatie militaire vers une diplomatie économique. Bien que les intérêts économiques aient toujours joué un rôle majeur entre les États, leur importance diplomatique ne croît que depuis très récemment, au détriment de la puissance de l’arsenal militaire des pays. Avec l’arrivée des pays émergents au premier plan, la donne a changé : ce sont non seulement d’immenses marchés, mais également les ateliers du monde, et dans le cas de la Chine les créanciers de l’Occident. Ainsi, les puissances émergentes, si elles se dotent d’un équipement militaire croissant (que ce soit au Brésil ou en Chine), s’appuient majoritairement sur leur arsenal économique. La Russie par exemple, fait pression sur les Républiques caucasiennes et d’Asie centrale grâce à son gaz. Cependant, cet arsenal économique, s’il est une arme de négociation, ne suffit pas à ces pays : beaucoup préfèrent moderniser et accroître leur armée, non seulement pour se donner une prestance internationale, mais aussi pour servir, dans une sorte de cercle « vertueux », leurs intérêts économiques : la Russie modernise ses troupes pour, en 2020, positionner des troupes en Arctique, suite à l’ouverture du passage du Nord-Ouest, afin d’avoir la mainmise sur des matières premières abondantes. De même, le Brésil a commencé à moderniser son armée sous la présidence de Lula, malgré le fait que ce soit, comme l’indique la professeure Sylvia Delannoy, une puissance consensuelle, sans ennemis déclarés.
Pour les mêmes fins ?
La diplomatie change : d’une arme de négociation basée sur le potentiel militaire, contrôlée par les Occidentaux, elle est devenue un outil basé autant sur le pouvoir économique que guerrier, commençant à être maîtrisé par les pays émergents. Aujourd’hui, il s’agit plutôt, comme le prônait Camus il y a plus de 50 ans, d’empêcher le monde « de se défaire ». On ne peut plus imposer une vue, une pensée occidentale unilatérale. L’étudiant syrien Karim explique qu’il y a aujourd’hui trop de différences religieuses et politiques entre les gens, de par la richesse des échanges et de la mondialisation, pour qu’un seul groupe, défenseur d’intérêts spécifiques, se retrouve au pouvoir.
Ainsi, si l’avenir de la Syrie n’est donc pas, pour lui, aux mains des islamistes, celui de la planète ne peut plus, et ne va plus, rester aux mains des seules puissances occidentales. La diplomatie doit donc intégrer ces nouvelles données. Ainsi, seulement, il sera possible de mettre en place un vivre-ensemble cohérent à l’échelle planétaire.