Et si le sommeil artificiel de la princesse Aurore était en fait un trip d’héroïne ? Dans cette relecture des contes de Perrault et de Grimm, le chorégraphe suédois Mats Ek (Le Lac des cygnes, Carmen) transforme le royaume enchanté en un centre urbain où Aurore, une adolescente rebelle, fait la rencontre de Carabosse, mystérieux héroïnomane, qui l’entraîne dans son paradis artificiel, remplaçant ici le fameux sommeil de cent ans.
« Relire les mythes, les légendes et les contes de fées, en découvrir les aspects évidents, les saboter et les recréer – bref, les prendre au sérieux – me semble un acte de la plus haute importance », explique Mats Ek.
La scénographie, qui peut paraître au premier abord très minimaliste (trois grands panneaux gris et une table rouge) est vite rehaussée par des costumes riches et parfaitement réalisés. De l’univers monotone et austère de ses parents, Aurore pénètre dans un univers coloré et lumineux, avec notamment les quatre fées personnalisant chacune une couleur flamboyante. Les tons des costumes sont, comme il se doit, d’une importance capitale dans la symbolique de l’histoire : le chemisier blanc d’Aurore représente sa pureté et sa naïveté qui la pousse à suivre Carabosse sans réfléchir aux conséquences, et sa jupe grise plissée rappelle l’austérité et l’ennui de sa vie familiale. Carabosse, quant à lui, est associé à la couleur violette que l’on retrouve dans ses deux costumes, et qui, traditionnellement, évoque le rêve et la spiritualité, mais aussi la mélancolie et la solitude. Carabosse « rêve » sous l’effet de la drogue, mais il est aussi très seul, comme l’est Aurore qui finit par être abandonnée par ce prince peu charmant.
La chorégraphie délicate et maladroite de Valentine Legat (Aurore) est touchante et entre en opposition avec celle d’Hervé Courtain (Carabosse), son amant toxique. Chaque air du ballet apporte une atmosphère unique aux différentes scènes, et la chorégraphie d’Ek, dont chaque mouvement épouse le rythme de la musique, répond tout à fait à ces différentes atmosphères.
Le jeu des danseurs est rempli d’intensité et les émotions sont transmises au spectateur de façon claire et expressive. Seul Hervé Courtain paraît avoir moins de présence du point de vue du jeu. Il est plus effacé et ne semble « vivant » que durant ses trips d’héroïne. Le changement d’émotion d’Aurore lorsque le Prince Désiré (Robert Deskins) vient la délivrer de sa spirale infernale, est très bien réalisé. Au départ méfiante et dégoûtée, Aurore finit par tomber amoureuse, rassurée.
Certains aspects de la mise en scène restent cependant inexpliqués. L’entrée en scène du Prince est plutôt inopinée et le spectateur ne se doute pas du tout qu’il s’agit de celui qui sortira Aurore de son paradis artificiel. Habillé en complet-cravate, ce dernier vient rompre le quatrième mur en s’adressant aux personnages et aux spectateurs, blâmant la folie et le désordre de cet univers féérique. Il peut aussi représenter les autorités lorsque, armé d’un pistolet, il commence à tirer frénétiquement en l’air et sur Carabosse, en le traitant successivement de « junkie », d’«immigrant » et de « terroriste ». Ce n’est seulement qu’au dénouement que le public comprend qu’il s’agit du Prince Désiré, apportant la stabilité et le calme dont Aurore a besoin après cet enfer toxique.
La scène finale porte aussi à confusion : l’œuf dont Aurore accouche est de couleur violette. Alors que l’orchestre achève l’œuvre dans un crescendo, on voit Aurore secouée de spasmes violents et tentant de se saisir de l’œuf de manière désespérée, tandis que le Prince prend ce dernier dans ses bras et le cajole dans un coin de la scène. Rien n’explique si l’enfant d’Aurore et du Prince est destiné à répéter le destin de sa mère, ou s’il s’agit de l’enfant de Carabosse et d’Aurore.
Mais, comme le dit si bien Mats Ek : « Tous les contes de fées ont des points en commun (…) mais chacun est également unique puisque des événements inexplicables s’y produisent. » Après tout, le mystère n’est-il pas ce qui définit un conte ?