Dimanche dernier a eu lieu une autre manifestation contre le projet de Charte des Valeurs Québécoises, qui remue la province depuis le 10 septembre dernier ; l’occasion de se questionner sur un de ces signes considérés comme « ostentatoires » par le Parti Québécois (PQ): le turban, porté par les sikhs. Et bien au-delà du turban, il suffit d’interroger quelques étudiants sur différents campus pour se rendre compte que la religion sikhe, au sens large, est loin d’être connue du grand public.
Répandus, mais minoritaires
Les Sikhs ne sont pas ce qu’on pourrait appeler un groupe ostentatoire, que ce soit dans les chiffres ou dans leur façon de se montrer. À McGill, selon la présidente de l’Association des Étudiants Sikhs (Sikh Students Association, SSA), Gurnikki Kaura Bindra, la communauté sikhe est peu importante, comptant un peu plus d’une cinquantaine de personnes, certainement moins d’une centaine : grain de sel dans une mer de plus de 30 000 étudiants, donc. D’ailleurs, l’association n’existe que depuis l’année dernière, preuve que les Sikhs, en tous cas à McGill, ne peuvent pas vraiment être qualifiés de « minorité bruyante ». Et ceci se vérifie tout autant à l’échelle de la province, où les Sikhs ne représentent que 0,1% de la population totale, d’après le recensement de 2001, avec 9 275 sikhs habitant au Québec.
En réalité, la religion sikhe n’est une majorité dans aucun pays, souligne Ishan Singh, le président de la Voix Québécoise des sikhs (VQ des sikhs), association à but non-lucratif qui représente les intérêts des Sikhs au Québec, créée il y a quelques mois. Et c’est un des points sur lesquels il insiste, en entrevue avec Le Délit : « nous savons ce que c’est, d’être une minorité. Nous ne représentons que 2% de la population indienne, et c’est de là que le sikhisme vient ! Nous sommes [donc] conscients de l’importance de protéger ses valeurs et son identité ». Il dénonce seulement la manière de faire, et ajoute que si les valeurs sikhes étaient mieux connues de tous, peut-être que certaines idées conçues, notamment liées au port du turban, s’estomperaient et laisseraient place à une société plus inclusive pour les sikhs. Car, il faut l’avouer, en dehors des sikhs eux-mêmes, peu sont familiers avec les principes de cette religion.
Une religion relativement moderne
Le sikhisme est né en Inde, plus précisément dans la région du Pendjab, qui comprend les régions actuelles de l’Est du Pakistan et du Nord-Ouest de l’Inde (au-delà de l’état administratif du Pendjab). Son maître fondateur, Guru Nanak, est né pendant notre ère, et même plutôt récemment, en 1469. Ceci est particulièrement fascinant car seulement un peu plus de 500 ans plus tard, le sikhisme s’inscrit déjà dans les « Grandes Religions » dans les classifications de niveau mondial. En effet, le classement du World factbook de la CIA plaçait en 2010 le sikhisme à la cinquième place des grandes religions en termes d’adhérents, avec environ 27 millions de pratiquants, soit environ 0.38% de la population mondiale (devant le judaïsme avec 0.22%).
D’après Manjit Singh, l’aumônier sikh de l’Université McGill, les principaux piliers du sikhisme sont les suivants : la croyance en un dieu unique, l’égalité entre tous, le partage (via l’institution du langar par exemple) et l’entraide au sein de la communauté (via seva). Ces principes se sont élevés en partie en réponse au système de castes hindoues toujours prévalent en Inde aujourd’hui, selon lequel quelqu’un d’une certaine caste n’est pas censé partager un repas ou entreprendre une relation de confiance avec quelqu’un d’une caste inférieure. À la racine de cette idée se trouve le principe de statut inné : le statut d’un hindou dépend de la famille dans laquelle il est né. La religion sikhe, en revanche, est une religion où le statut de quelqu’un est acquis, pas inné : elle place l’emphase sur les gestes, les actions menés par la personne, plutôt que le foyer dans lequel elle est née.
Les principes de partage et d’égalité se retrouvent de façon évidente dans l’institution du langar, c’est-à-dire la cuisine communautaire gratuite, dans laquelle tous sont les bienvenus, indépendamment de leur religion, ethnie ou classe sociale. Le langar permet aux milieux les moins aisés d’avoir accès à une alimentation saine et gratuite, dans un lieu où ils peuvent rencontrer des gens de différents milieux, favorisant donc la mixité sociale. Si cela paraît presque normal, ici à Montréal ou au Canada de façon générale, il faut encore une fois se souvenir du contexte de hiérarchie omniprésente duquel le langar a émergé pour bien comprendre le caractère innovant du sikhisme.
Tout aussi innovant, voire davantage, et partant du même principe d’égalité, est l’égalité entre les sexes, prônée dès les débuts du sikhisme par Guru Nanak. En effet, dérivant de l’idée que chacun naît égal à l’autre, vient l’idée d’égalité entre les hommes et les femmes. Le fait d’être né en tant que l’un ou l’autre est aussi peu pertinent que la classe sociale, d’après les enseignements sikhs. C’est, d’après Ishan Singh, l’une des raisons pour lesquelles la mise en application de la Charte des Valeurs est complètement incohérente : « Le PQ, par cette charte, dit qu’il veut renforcer l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais en réalité, quand on se fait servir par un agent de la fonction publique qui porte un turban – et qui est donc sikh – on a, d’une certaine manière, une sorte de garantie que cette personne a des valeurs égalitaires en ce qui concerne les hommes et les femmes ! » Un peu ironique, en effet.
De la même façon, l’un des autres piliers du sikhisme, et qui englobe les deux précédents, est le principe de seva, ou de service désintéressé. D’ailleurs, c’est autour de ce thème que Gurnikki Kaura Bindra, de la SSA, souhaite faire tourner la plupart des activités de l’association. Pour elle, c’est une des idées les plus importantes associées au sikhisme. « Nous sommes en phase de prise de contact avec des associations, dans le cadre de l’accomplissement de seva, des associations de différents genres. Tout ce qui nous importe, c’est d’aider la communauté. Une des membres de l’association est aussi très motivée pour aider les familles victimes des émeutes anti-sikhs de 1984 en Inde ». Moment grave mais significatif pour la communauté sikhe, l’année 1984 représente l’année où des séries de violence à l’égard des sikhs ont éclaté suite à l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi, par son garde du corps sikh. Mais seva s’applique à la société au sens large, elle ne se limite pas aux sikhs, puisque, comme l’a expliqué Ishan Singh, « La VQ des Sikhs a pour projet de visiter différents foyers pour sans-abri fin novembre et d’y mettre en place des langar, à l’occasion de l’anniversaire du premier guru, Guru Nanak ».
Discrimination et turban
Si les sikhs sont aussi discrets et motivés par de bonnes intentions, ils sont pourtant la cible de discrimination. Au Québec, de par leur nombre aussi faible, les cas sont rares, mais aux États-Unis ou dans plusieurs pays d’Asie ont été répertoriés des cas de harcèlement. Dans la religion sikhe, il est de coutume de ne pas couper ses cheveux, ou même de ne pas raser de poils, en signe de respect pour le corps que dieu a donné à chacun. Dans plusieurs pays dont les États-Unis, des cas de retrait forcé du turban et de coupe des cheveux des sikhs ont eu lieu. Il y a seulement un an, en août 2012, une fusillade s’est même produite à Oak Creek, dans l’état du Wisconsin, dans une Gurdwara, lieu de culte sikh ; elle a fait 6 morts et 4 blessés. Commentant l’information, Gurnikki explique que « la fusillade a eu lieu car le tireur pensait qu’il entrait dans un lieu de culte musulman. Mais ça ne change rien à l’horreur de la chose. Au moment des événements, tout le monde s’est concentré sur le fait qu’il s’était “trompé, mais tout ce que cela veut dire, c’est qu’il y a toujours trop de discrimination basée simplement sur l’apparence, quelle que soit la communauté visée ». Mais d’après elle, la situation est moins alarmante au Canada, en tous cas pour l’instant. La discrimination pourrait prendre une autre forme, en revanche.
Il y a seulement quelques mois, en juin 2013, la Fédération de soccer du Québec (FSQ) avait interdit le port du turban sur les terrains de soccer québécois. Après quelques discussions avec la Fédération Internationale de Football Association (FIFA), l’interdiction a fini par être levée. Mais c’est tout de même suite à cela que l’association la VQ des Sikhs, dont Ishan Singh est le président, a vu le jour. En entrevue Skype avec Le Délit, il explique : « jusque-là, il n’existait aucun organisme pour protéger les intérêts des sikhs et pour expliquer aux non-sikhs ce qu’est le sikhisme. […] Si les gens en savent aussi peu sur notre religion, c’est surtout de notre faute, à nous les sikhs, nous ne les informons pas autant que nous le devrions. Je suis persuadé que s’ils en savaient plus, il y aurait moins d’appréhension dans le regard des gens lorsqu’ils voient un turban ».
Parce que le problème est là. Quand on voit un turban, ce « signe ostentatoire », on voit l’inconnu. On voit quelque chose qu’on ne connaît pas, qu’on ne comprend pas. Et c’est bien connu, on a peur de l’inconnu. Alors on a peur du turban. Alors on a peur des sikhs. Alors, soudain, on ne veut plus de sikhs dans le service public. Escalade trop pentue et conclusions très rapides, pourrait-on dire. Peut-être qu’il est temps de leur poser la question, à eux, du coup. Le Délit a demandé à l’aumônier Manjit Singh pourquoi les sikhs portaient un turban, et voici la réponse qu’il a donnée : « dans notre religion, nous ne coupons pas nos cheveux. Alors même nous les hommes avons les cheveux très longs. Le turban est une meilleure manière de les protéger que de les laisser, détachés, comme des hippies ! De plus, dans la tradition orientale, de la Turquie à l’Inde, il était de coutume qu’un homme porte un turban, de la même façon qu’il était usuel pour un Européen de porter un chapeau. Cela fait donc partie de notre tradition. C’est tout. » Gurnikki ajoute que certaines femmes aussi choisissent de porter le turban, si elles considèrent cela plus pratique ou plus esthétique. Si l’explication est on-ne-peut-plus rationnelle et presque étonnante par sa simplicité, Ishan Singh, de la VQ des sikhs, rappelle tout de même l’importance du turban pour les pratiquants : « le turban n’est pas seulement un symbole, c’est une partie intégrante de qui on est. Le turban contribue à notre identité, comme notre travail. [C’est pourquoi] nous forcer à l’enlever, c’est une exclusion absolue et totale, pour les sikhs [hommes comme femmes, ndlr], d’un grand nombre de postes. »
Une part du mystère vient d’être dévoilée. Mais il reste encore beaucoup à faire, afin de faire connaître le sikhisme à suffisamment de monde, et aux bonnes personnes, pour faire cesser toute sorte de discrimination. C’est le mandat de la VQ des sikhs, mais aussi de la SSA, qui organisera fin novembre une journée de nouage de turban (turban-tying day) sur le campus, afin de sensibiliser les étudiants à la religion sikhe. Peut-être que cela participera également à « casser le mythe », comme on dit.
Heureusement le tableau n’est pas tout noir pour les Sikhs du Québec. La Charte des Valeurs Québécoises reçoit un accueil plus que mitigé, surtout dans la communauté montréalaise, ce qui montre un soutien important des Québécois à la cause de personnes qui ne sont pas forcément de leur confession. Le même phénomène a lieu au sein de l’université, comme l’explique Gurdeepak Singh, un élève de quatrième année en ingénierie : « être sikh à McGill est certainement intéressant. Puisque nous sommes aussi peu, et car nous sommes confrontés à des étudiants de tellement de milieux différents, ça me fait réfléchir à pourquoi est-ce que je suis sikh, et ce que ça m’apporte. » Les brochures de McGill ne mentent pas toujours, alors : la diversité a du bon, pour le développement personnel. Tant que celle-ci n’est pas entravée par des lois qui l’écrasent.x