« Oubliez les vernissages embourgeoisés, les attitudes, l’élitisme et les égos ! » annonce la page Facebook de Beaux Dégâts. Le ton est donné. Pour cette 13e édition de l’événement, dix-huit graffeurs se sont réunis au premier étage des Foufounes Électriques mercredi 23 octobre.
Les règles sont simples. Six groupes de trois peintres se voient assigner un sujet, sur le thème commun d’Halloween. Après une demi-heure de brainstorming, les coups de pinceaux volent, portés par l’imagination des peintres et un fond de musique électro. Deux heures pour réaliser une œuvre d’art, sous le regard attentif d’un public hétéroclite, mélange de hipsters et de ceux que le mouvement hipster dépasse.
Dans cette foule agitée, les tâches sont bien réparties. Tandis qu’une minorité re-décore le bar avec leurs fresques, les autres se contentent de vider leurs canettes de bière, avant de les jeter dans une des poubelles placées à côté de chacune des œuvres. Un ballot de vote dont l’originalité risque de faire tourner la tête.
Et l’excentrique n’est pas que dans la bière. Beaux Dégâts aspire à modifier notre conception de l’art au 21e siècle, en lui redonnant les couleurs de la communauté et du partage. Il semble aux organisateurs que l’art, devenu purement commercial, est aujourd’hui dénaturé. Victime de la tendance massive à l’hyperconsommation, une peinture est aujourd’hui évaluée par sa valeur mercantile avant d’être approchée pour son esthétique. La beauté s’oublie en faveur du prix. Fini l’art comme une fin en soi, même l’artiste devient une commodité, comme le redoutait Marx, prisonnier d’un monde capitaliste fort peu sensible à la peinture.
Les organisateurs répudient cet art commercial, pour revenir aux authentiques valeurs de celui de la rue : celles d’un art à portée de tous. Présenter alors le graffiti, dans les confins d’un bar Montréalais, où l’entrée est payante et la bière à 4 dollars ne créerait-t-il pas un paradoxe à la lumière de leur désir d’accessibilité ? L’art abordable a un prix, qui est aussi celui de notre précieux bulletin de vote.
Enfin, Beaux Dégâts fait tomber les conventions et les mondanités. Oublié, l‘aspect figé des galeries et des musées. Ici, la place est laissée à une joyeuse effervescence, dans laquelle se mélangent les rôles et les participants. Les artistes s’activent, offrant aux spectateurs l’opportunité d’assister au processus de création artistique. Simultanément le public, par sa présence et par ses votes, stimule incontestablement l’artiste, alors « spectateur de son œuvre en train de naître », selon les mots du philosophe Alain. Dans ce rapport de réciprocité, il y a un gain humain. « On crée une communauté en défaisant les barrières entre différents individus, qui, autrement, n’auraient pas interagi. » confie Monsieur Downey, fondateur de la Fresh Paint Gallery qui a donné naissance à ce joyeux bordel.
Beaux Dégâts « ce n’est pas une galerie d’art, ou alors c’en est une sans prétention », explique Ella Grave, la coordinatrice de l’événement. L’art de la rue arraché à la rue, est-ce une absurdité ? Une nécessité, plutôt, puisqu’hors de ces cloisons entre lesquelles une poignée d’intéressés se retrouvaient mercredi dernier, la plupart des gens prennent rarement le temps de contempler les murs de leurs villes, considérant le graffiti comme une nuisance. Puisque peu s’attardent pour reconnaître le travail des artistes, Beaux Dégâts amène l’art aux gens, nous force à nous arrêter sur ce que nous apercevons furtivement.
Lorsque les dernières minutes s’écoulent et que les équipes abaissent leurs armes, les regards brillent. Nez-à-nez avec l’expression artistique qu’est l’art de rue, il devient difficile de ne pas admirer l’existence de ce mouvement digne de son appellation. L’œuvre réalisée par les gagnants, Collectif 203, illustre d’ailleurs une parcelle de rue tagguée dans ses moindres recoins. Cet art, grâce à Beaux Dégâts, revit, triomphe, et devrait nous porter vers une appréciation de ce qui s’offre tous les jours à nous. Sur les murs des écoles et sur les lampadaires. Encore faut-il lever les yeux vers ces dégâts harmonieux que font les graffeurs dans nos rues.