Aller au contenu

La rue, terrain d’expression

Opinion

Place Tahrir, Place Taksim, Wall Street… Partout les lieux publics rassemblent hommes et femmes dans une même volonté de changer les choses. Avant ces événements récents qui ont vu les partisans de la démocratie et de la liberté prendre d’assaut l’espace urbain, bien d’autres avaient déjà utilisé la rue comme un moyen d’exprimer leur frustration. Les étudiants chinois de Tian’anmen, le mouvement des droits civiques dans les années 1960 aux États-Unis ou encore les étudiants de mai 1968 en France avaient déjà fait ce constat  que, pour être écouté, le peuple devait descendre dans la rue.

Mais cela change-t-il vraiment les choses ? L’Egypte n’est-elle pas retombée sous le joug de l’armée malgré les morts ? La finance capitaliste n’a‑t-elle pas continué à prospérer malgré les indignés ?

On est donc en droit de se demander si, dans le cas extrême, il faut prendre le risque de mourir pour un idéal quand bien même sa transposition au réel est incertaine. Comme le dit Georges Brassens, « mourrons pour des idées d’accord, mais de mort lente ». En effet sont-ce les idées qui gouvernent le monde ? D’aucuns soutiennent que c’est l’économie, pratique, froide, chiffrant tout en terme de perte et de profit, qui est derrière chaque décision politique impactant notre vie : cette vision est cynique, mais si l’on regarde ce que veulent vraiment les gens, ce n’est pas en majorité la liberté de la presse, ni le droit de se marier avec qui ils souhaitent.

Ces dernières préoccupations sont post-matérialistes, c’est-à-dire qu’elles ne surgissent que dans les sociétés ayant atteint des standards de vie suffisamment élevés pour n’avoir plus à se préoccuper de leur pain quotidien. Les questions identitaires sont de mises dans ces sociétés : qui suis-je ? À quoi ai-je le droit ? Telles sont les questions auxquelles tentent de répondre les habitants des États-Unis, du Canada, de la France selon cette définition.

On peut penser que la population est bien loin de cela, mais il suffit d’observer les questions liées au mariage gay ou à l’immigration pour voir que ces questions d’identité sont bel et bien au cœur des débats actuels. Néanmoins il faut les relativiser, elles restent minoritaires, surgissant parfois sur la scène publique, mais le plus souvent cantonnées à l’espace des politiciens « professionnels ». Tandis que les questions de chômage ou de précarité font vraiment sortir les gens de chez eux. Ainsi, ces préoccupations matérialistes (avoir un travail décent, de quoi se nourrir) sont plus à même d’occuper l’espace public.

Mais, paradoxalement, elles sont parfois occultées de l’espace politique : en France, le président Nicolas Sarkozy (2007–2012) avait été accusé d’utiliser les questions d’«identité nationale » et d’immigration comme cache-misère ; plus récemment c’est à l’actuel chef d’État François Hollande que l’on reprochait d’utiliser le mariage gay comme un moyen de détourner l’attention des électeurs, alors que la croissance était au plus bas. Ce n’est pas pour rien que le Front National, parti d’extrême droite soutenu par un nombre grandissant d’ouvriers, voit sa popularité grandir pendant que celle du Président socialiste s’effondre.

Le décalage entre espace public et espace politique est donc notable dans les démocraties post-matérialistes.

Mais dans d’autres pays, où les libertés fondamentales sont inexistantes, on constate que les gens sont également préoccupés par le chômage et la précarité. À ceux-ci viennent s’ajouter la corruption, la justice arbitraire et tant d’autre choses qui affectent directement leur vie. Si bien que l’on comprend pourquoi ces injustices se cristallisent en de plus grandes révoltes. Si les démocraties post-matérialistes se concentrent sur certaines questions, les autres pays les mélangent toutes : le chômage est une conséquence du manque de liberté, puisqu’il semble procéder en partie de l’absence d’implication du peuple dans les décisions politiques et de la corruption. Le Printemps arabe n’est pas né de grands discours, ni du cerveau des philosophes. Il a été lancé par des peuples avides de liberté, de vie décente et de respect. Les pays « développés » n’ont pas le monopole des idéaux, de la quête d’identité.

C’est quand un peuple s’unit dans le courage qu’il est vraiment grand. Quand il refuse de voir un marchand de plus se faire brûler en public, ou un bloggeur de plus être torturé sans raison.

C’est alors que la rue prend son sens le plus ultime, et que l’espace urbain devient vraiment un espace humain.

Quant à ceux qui disent qu’il vaut mieux vivre qu’être libre, c’est parce qu’ils le sont déjà, la plupart du temps. Et l’un ne va pas toujours sans l’autre.

Henry David Thoreau disait : « on attend avec bienveillance que d’autres remédient au mal afin de n’avoir plus à le déplorer. » C’est à cela que sert la rue : à remédier au mal. Et si elle n’y arrive pas toujours, ou mène à un mal plus grand, elle aura au moins essayé.

****************

Voici ce que 66 étudiants ayant répondu à un sondage pensent quand on leur demande si le pouvoir politique peut-être gagné dans la rue, sachant que 83% d’entre eux avouent ne manifester que moins d’une fois par an ou jamais :

POUVOIRGRAPH
Romain Hainaut | Le Délit

 


Articles en lien